Changement sociétal et processus d’innovation dans les entreprises.
Une introduction à quelques caractéristiques de la post modernité.
Jean Staune
C’est seulement vers 1860 que fut utilisé pour la première fois, par Baudelaire, le terme de « modernité » alors que celle-ci était commencée depuis au moins un siècle et demi.
De la même façon, nous entrons actuellement dans une nouvelle ère que nous ne savons pas encore définir.
On parle « d’ère de la communication », « d’ère post industrielle » ou de « post modernité ».
Ce qui paraît évident c’est que nous vivons bien une période de rupture et que nous sommes déjà dans une période nouvelle qui recevra certainement dans les décennies ou les siècles à venir un nom spécifique mais que nous appellerons en attendant « post modernité ».
La post modernité ayant donné lieu à de nombreuses approches dont en France tout particulièrement celle de Michel Maffesoli, nous avons voulu ici approcher cette période de façon différente et dégager quelques-unes des conséquences qui en découlent pour l’entreprise.
Pour cela, nous nous placerons sous l’égide de trois grands penseurs visionnaires qui, sans pouvoir connaître le détail de ce que nous vivons, en avaient prévu certaines des caractéristiques : Teilhard de Chardin, Marshall McLuhan et Guy Debord.
Teilhard de Chardin, mort en 1955 avait développé une conception de l’évolution selon laquelle celle-ci se dirigeait vers des états de conscience sans cesse plus importants. Il n’hésitait pas à postuler une sorte de sphère de conscience qui entourait et connectait la planète : la noosphère qui serait une forme d’intelligence collective, résultat de la mise en commun ou de la fusion des intelligences individuelles.
Ceci est aujourd’hui clairement réalisé grâce à des outils comme Google ou Wikipédia voire des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter.
Wikipédia est un exemple fascinant de réalisation obtenue par une intelligence collective mettant en commun les savoirs de dizaine de milliers de personnes.
La puissance de moteurs de recherches comme Google nous permet en quelques clics d’accéder à des savoirs qui auraient pris des années de recherche dans des bibliothèques il y a tout juste une décennie. Plus encore, le projet de numérisation des livres lancé par Google va dématérialiser la notion de « lieu de savoir ».
Le modèle de la grande bibliothèque, « lieu de savoir » est en passe d’être définitivement dépassé ou le sera dans quelques années.
Les réseaux sociaux montrent, eux, la force avec laquelle des émotions collectives, voire une véritable entité collective, peuvent émerger pour le meilleur ou pour le pire.
De nombreuses rumeurs, souvent délirantes, peuvent être relayées par ce réseau mais c’est aussi un véritable outil de démocratie directe destiné à compenser le silence que les médias officiels font sur certains sujets.
On l’a vu récemment en France avec la mobilisation contre la nomination du fils du président à la tête de l’Etablissement Public de la Défense ou concernant les risques présentés par le vaccin contre la grippe A et le fait que l’on tentait d’imposer celui-ci aux français, non pas pour leur sécurité (cette grippe ne tuant pas plus que la grippe saisonnière habituelle) mais essentiellement pour le profit des laboratoires pharmaceutiques.
Ainsi, ces nouveaux outils permettent à des dizaines de milliers de personnes (il y a déjà 350 millions de personnes inscrites sur Facebook soit très exactement 5% de la population mondiale) de réagir et surtout d’agir comme s’ils étaient une personne unique.
Par ailleurs, de plus en plus d’outils nous permettront tels que Google ou Wikipédia d’accéder à un savoir global. Une formidable confirmation de la vision de Teilhard de Chardin.
Guy Debord, philosophe français, mort en 1994 est particulièrement connu pour son ouvrage sur « la société du spectacle ».
Et effectivement après la société agraire ou féodale, et la société industrielle, on peut parfaitement caractériser notre société comme étant celle du spectacle.
Le spectacle est en effet partout et même les politiques doivent se donner en spectacle (en acceptant par exemple pour des émissions de télé réalité d’aller vivre la vie de citoyen ordinaire). La TV réalité illustre également la prévision d’Andy Warhol mort en 1987 : tout le monde connaîtra un quart d’heure de célébrité.
Un exemple frappant de la justesse d’une telle prédiction est celui de Susan Boyle, cette femme célibataire, isolée et au look ringard qui vivait dans un petit village du nord de l’Angleterre.
Sa prestation dans une émission de type « Star Académie » et le contraste existant entre la beauté de sa voix et son physique en ont fait une star planétaire dont la vidéo sur Youtube a été vue 280 millions de fois, soit bien plus que la prestation de serment de Barak Obama.
Si la TV réalité est source de nombreux excès et surtout de voyeurisme malsain comme l’a montré l’émission « Loft Story » en France ou « Big Brother » à l’étranger et qu’elle peut donner lieu à des dérives terribles qui furent dénoncées il y a déjà 20 ans comme dans le film « Le Prix du danger » de Yves Boisset ou Network de Sydney Lumet qui se termine par cette phrase terrible : « C’était l’histoire de Howard Beale, le premier exemple d’un homme ayant été tué pour baisse de l’indice d’écoute ».
Ces deux films décrivent des dérives qui ne sont pas encore réalisées mais qui sont hélas possibles.
Youtube et les nombreuses publicités du style : « Agatha c’est moi » ou « Windows 7 c’est mon idée », ou « ma banquière c’est moi », veulent parler à l’ego des personnes et montrer au citoyen ordinaire, de façon fausse bien sûr, qu’ils sont au centre des préoccupations des entreprises, bref qu’ils sont des héros.
C’est cette volonté de connaître leur heure de gloire, de donner sa vie en spectacle qui fait le succès de Youtube et des millions de vidéos qui y sont postées par des citoyens ordinaires montrant souvent des scènes banales de leurs propres vies, des émissions de télé réalité (même si l’on peut espérer qu’après un certain temps, cette mode finira par passer) et des publicités comme celles que nous avons mentionnées.
Enfin Marshall McLuhan, spécialiste de la communication, mort en 1982 avait développé cette phrase célèbre : « The medium is the massage ».
Il voulait dire par là que l’existence (qu’il prévoyait), de l’arrivée de nouveaux outils de communication étaient en soit même le message le plus important qui pouvait être véhiculé concernant la société future.
En plus de tous les outils que nous venons de décrire, il faut ajouter Skype qui permet, non seulement de se parler mais de se voir (alors que les compagnies de téléphone parlent depuis plus d’un demi siècle de la visiophonie sans pouvoir réussir à la réaliser) gratuitement dans le monde entier dès lors que l’on possède un simple abonnement à Internet.
Ainsi, l’existence de Google, Wikipédia, Facebook, Youtube et Skype change et a déjà changé radicalement la structure et les potentiels de notre civilisation, et cela sans que nous nous en soyons forcément rendu compte. Exactement comme les hommes du début de la Renaissance ou du XVIII ème siècle qui n’ont pu être conscients qu’à posteriori qu’ils avaient assisté au développement d’ères nouvelles.
Mais, comme le montre bien la phrase de McLuhan, la grande menace c’est d’avoir des outils extraordinaires (le medium) sans aucun contenu (sans message véritable).
Cela est particulièrement visible si l’on regarde ces nombreux blogs d’adolescents comme ceux qui existent sur Skyrock ou ces vidéos sur Youtube où des gens étalent des états d’âme ou des émotions et ne profitent nullement de l’existence de ces nouveaux outils pour délivrer un message quel qu’il soit. Ce qui illustre bien la phrase de McLuhan… et le néant sur lequel de tels outils peuvent déboucher.
On pourrait donc caractériser cette post-modernité comme une période :
1) où il n’y a d’autant plus une recherche de sens de la part des individus que ce sens paraît manquer, noyés comme nous le sommes dans des informations sans signification.
2) La décrédibilisation des élites traditionnelles (qui contribuent à ce manque de sens) est aussi un facteur clé de cette période.
L’instituteur, c’est-à-dire le savoir, le politique, c’est-à-dire le pouvoir, le médecin, c’est-à-dire la santé, le prêtre, c’est-à-dire la religion traditionnelle pourvoyeuse de sens, sont tous profondément décrédibilisés par l’évolution actuelle.
Aujourd’hui, n’importe quel adolescent peut contredire en direct son professeur grâce à une connexion Wi-fi lui permettant d’obtenir sur Internet des informations différentes de celles qui lui sont données en classe.
Les patients se connectent à des groupes de malades ayant la même maladie, sur Facebook ou ailleurs, pour ensuite contester les décisions de leur médecin.
Les informations circulant sur Internet sont bien plus crédibles que les propos des politiques.
Et enfin bien des gens effectuent leurs propres synthèses religieuses et mettent en question les dogmes et affirmations des églises traditionnelles. Avec comme phrase clé : « moi je ne crois pas à cela », ce qui marque l’individualisation encore une fois de la quête de sens. (voir sur ce thème l’ouvrage de Frédéric Lenoir « Les métamorphoses de Dieu »)
3) Une instabilité croissante.
Ce monde globalisé est par définition, un monde où se produira de plus en plus de bifurcations, dues à la très forte non linéarité et aux sensibilités aux conditions initiales de nombreuses situations (effet papillon).
Les périodes de stabilité et de linéarité seront de plus en plus courtes.
L’homme devra apprendre à vivre avec un monde de plus en plus mouvant et de plus en plus incertain.
4) La morcellisation
Dans ce monde de plus en plus globalisé, il va apparaître de façon paradoxale de plus en plus de “tribus” confirmant l’intuition de Michel Maffesoli selon laquelle la post-modernité étaient le « temps des tribus ».
En effet, une réaction normale à la globalisation est d’établir des nouveaux liens, de s’inclure dans des nouveaux réseaux, démarche facilitée par l’existence de Facebook, de Twitter ou de bien d’autres réseaux sociaux par Internet.
Si en France le communautarisme a mauvaise presse, c’est néanmoins une tendance lourde dans un monde post-moderne dans lequel de plus en plus d’individus sont à la recherche d’une identité. Un marketing des tribus voire même un marketing individualisé comme celui que pratique déjà Google (en fonction de l’analyse du contenu des messages que vous recevez ou vous que envoyer, Google vous propose automatiquement des publicités adaptées, de la même façon qu’Amazon vous propose des livres ou des CD de musique censées vous intéresser en fonction de vos précédentes recherches sur Amazon.
5) L'accélération
Ce phénomène est particulièrement important, voire dangereux pour les entreprises. Il s’agit du phénomène dit « de la Reine Rouge ». Dans Alice au pays des merveilles, la Reine rouge et Alice court de plus en plus vite… mais reste sur place.
Aujourd’hui les avantages concurrentiels durent de moins en moins longtemps. Les entreprises sont donc obligés d’innover en permanence , c’est à dire de courir de plus en plus vite, si elles veulent éviter de régresser. Les nouveaux médias, dont nous avons parlé ici, permettant instantanément des comparaisons, feront que de toute façon les avantages comparatifs seront de plus en plus difficiles à maintenir d’où l’importance cruciale de l’innovation, et la question qui se pose : quelles sont les modes d’organisation qui permettent de la favoriser.
Comment implémenter l’intelligence collective dans l’entreprise pour permettre le développement de l’innovation ?
Comme nous venons de le montrer, l’innovation est plus que jamais un facteur clef de la survie d’une entreprise. Or il est possible d’utiliser les phénomènes d’intelligence collective du type « Wikipédia » pour développer les potentialités d’une organisation.
C’est ce que montre entre autres l’exemple de « Best Buy ». Cette compagnie américaine vendant des objets électroniques au grand public a comme problème principal de prévoir à l’avance les ventes qui seront effectuées en période de fête. La marge d’erreur est chaque année de l’ordre de 10%, ne serait-ce que parce que les personnes qui font les prévisions ont également un intéressement en ce qui concerne les résultats, ce qui peut évidemment amener à un biais.
Ainsi le directeur du marketing a eu l’ idée d’organiser un concours dans l’entreprise où chaque salarié devait prédire les ventes qui seraient effectuées en fin d’année.
Les prédictions moyennes de l'ensemble des salariés effectuées au mois d’août se sont révélés justes à 99% en décembre, ainsi l’intelligence collective de la foule l’avait bel et bien emporté sur les experts. Il faut savoir que la mise en place d’une telle procédure, très vexante pour les experts, n’a pas été, facile loin de là, dans l’entreprise.
Le directeur du marketing qui l’a mis en place, a d’abord dû faire un test dans son propre département, sur une question ayant un enjeu bien moindre.
Au-delà de cet exemple, il est possible de développer des processus encore bien plus innovants, comme le montre la société Gore, dont tout le monde connaît le produit vedette le Goretex. Depuis près de 50 ans, cette société s’est organisée quasiment sans hiérarchie, il n’ y a pas de chefs, mais des « leaders », et l’on devient leaders quand d’autres salariés participent au projet que vous avez initié.
Les salariés proposent en permanence des projets, et ceux-ci sont développés, si et seulement si, ils attirent d’autres salariés. Les salariés sont donc incités dès le début à partager leurs idées au lieu de les garder pour eux, puisque la seule façon de les réaliser est de convaincre le plus grand nombre de la justesse de ses idées.
Ainsi on est pas nommé leader, on le devient quand on a le soutien d’un nombre suffisants d’autres personne situées au même rang que vous.
Dans une telle entreprise, les salariés choissent librement sur quel sujet ils veulent travailler et avec qui ils veulent travailler. La motivation est ainsi bien plus grande car il y a un sens bien plus profond qui est donné au travail. La réussite ou l’échec de celui-ci étant vu pour chaque salarié comme une conséquence de ses actes et non une décision de ses supérieurs.
Notons que Gore rassemble 8 000 salariés répartis dans 45 centres (des petites unités pour garder une taille humaine) avec un chiffre d’affaire de plus de 2 milliards de dollars.
L’actuelle directrice de Gore, Terry Kelly a été nommé suite à un sondage dans l’entreprise où les personnes interrogées devaient donner le nom d’un collègue avec qui ils aimeraient travailler. C’est ainsi que même la directrice générale est choisie par la base. Ce système d’entreprise, véritablement démocratique, a été également décrit comme une « économie du don » puisque chacun est poussé, comme le dit Terry Kelly, a faire cadeau de son idée aux gens qui acceptent de contribuer à sa réussite. Bien évidemment, un tel type d’organisation pose de nombreux problèmes pratiques. D’où peut venir la discipline, comment peut être élaborée une stratégie générale dans un tel cadre ? Le fondateur Bill Gore était bien conscient des risques qu’une telle organisation anarchique pouvait faire courir à une entreprise. Mais il pensait que les avantages l’emporteraient sur les risques étant donné qu’il était profondément convaincu que la motivation des salariés serait décuplée dès lors que ceux-ci s’investissent de plein gré dans un projet au lieu de travailler sur des projets pour lesquels ils ont été désigné. Il est à noter que cette stratégie étonnante amène Gore à ne pas avoir de véritable cœur de métier. Même si la branche textile est la plus importante suivie par la branche concernant les prothèses médicales, ils sont également leader dans le domaine des cordes à violon qui ont été développées grâce à une innovation issue de la division médicale. Ces membranes sont également utilisées dans les piles à combustible ou dans les scaphandres de la NASA. On peut ici noter une différence importante avec la stratégie du «nécessaire recentrage sur le cœur de métier » que l’on attend souvent. La stratégie est ici de libérer toutes les forces créatives de l’entreprise pour développer le plus de projets innovants possibles puis de sélectionner, grâce à l’intelligence collective interne, ceux qui paraissent les plus prometteurs pour les développer. Un autre cas d’application du même principe se trouve dans la compagnie Whole Foods Il s’agit du leader des supermarchés de nourriture biologique aux Etats-Unis. Contrairement aux supermarchés classiques où les centrales d’achat nationales dictent à chaque magasin les produits qu’ils auront dans leurs rayons, ce sont les équipes des rayons de chaque magasin qui choisissent les références qu’on y trouvera. Chaque équipe fonctionne comme un centre de profit autonome et tout nouveau collaborateur pour rejoindre une équipe doit être approuvé par la majorité de celle-ci. Ainsi, chaque équipe est totalement responsable de ses résultats puisqu’elle choisit à la fois ses collaborateurs et les produits qu’elle vend. Contrairement à Gore, Whole Foods est aussi très impliquée dans les questions éthiques à l’extérieur de l’entreprise, étant donné son investissement dans l’agriculture biologique.C’est pour cela que l’on a pu dire qu’il s’agit de capitalisme, mais avec une conscience. Cela nous amène à commenter le graphique suivant qui rassemble trois types d’implication que peuvent avoir les entreprises. A droite celles qui s’investissent dans le développement durable ou le commerce équitable sans forcément maximiser l’initiative et l’intelligence collective de leurs salariés en interne. En haut, celles qui se livrent à une telle maximisation, sans avoir forcément des préoccupations éthiques, tandis qu’à gauche figurent des démarches d’entreprise que l’on pouvait qualifier dans le passé de paternalistes pour celles qui sont à gauche près de l’axe horizontal c’est-à-dire que l’on s’occupe des salariés en dehors de leurs vies de travail (on leur construit des piscines, des stades et des maisons à prix réduits). Mais dans l’entreprise, on en est toujours réduit au schéma taylorien peu susceptible d’aider au développement d’une quelconque créativité et encore moins de l’intelligence collective. En haut à gauche se trouvent des entreprises comme Give something back qui ne sont pas organisées selon les concepts déterministes anciens mais dont l’action éthique se situe, pour l’essentiel, dans les causes qu’ils soutiennent à l’extérieur de l’entreprise et ne sont pas liées forcément au coeur de l’activité de celle-ci.
En conclusion, nous voyons que le « mixte » idéal serait d’être situé en haut à droite c’est-à-dire une entreprise respectant dans le coeur de son activité tout en maximisant la possibilité du développement d’une intelligence collective. Bien entendu, de tels cas idéaux n’existent pas mais un certain nombre d’entreprises comme Whole Foods, Ben & Jerry ou Nature et Découvertes s’en approchent ou s’en sont approchées dans le passé. Ce qu’il faut néanmoins retenir c’est le très intéressant parallèle existant entre des démarches comme celles de Best Buy, Gore ou Whole Foods et tout ce que nous avons développé dans la première partie concernant la mise en place de l’intelligence collective dans la société grâce aux nouveaux outils technologiques qui débouchent sur des réalisations du type Wikipedia.
Une introduction à quelques caractéristiques de la post modernité.
Jean Staune
C’est seulement vers 1860 que fut utilisé pour la première fois, par Baudelaire, le terme de « modernité » alors que celle-ci était commencée depuis au moins un siècle et demi.
De la même façon, nous entrons actuellement dans une nouvelle ère que nous ne savons pas encore définir.
On parle « d’ère de la communication », « d’ère post industrielle » ou de « post modernité ».
Ce qui paraît évident c’est que nous vivons bien une période de rupture et que nous sommes déjà dans une période nouvelle qui recevra certainement dans les décennies ou les siècles à venir un nom spécifique mais que nous appellerons en attendant « post modernité ».
La post modernité ayant donné lieu à de nombreuses approches dont en France tout particulièrement celle de Michel Maffesoli, nous avons voulu ici approcher cette période de façon différente et dégager quelques-unes des conséquences qui en découlent pour l’entreprise.
Pour cela, nous nous placerons sous l’égide de trois grands penseurs visionnaires qui, sans pouvoir connaître le détail de ce que nous vivons, en avaient prévu certaines des caractéristiques : Teilhard de Chardin, Marshall McLuhan et Guy Debord.
Teilhard de Chardin, mort en 1955 avait développé une conception de l’évolution selon laquelle celle-ci se dirigeait vers des états de conscience sans cesse plus importants. Il n’hésitait pas à postuler une sorte de sphère de conscience qui entourait et connectait la planète : la noosphère qui serait une forme d’intelligence collective, résultat de la mise en commun ou de la fusion des intelligences individuelles.
Ceci est aujourd’hui clairement réalisé grâce à des outils comme Google ou Wikipédia voire des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter.
Wikipédia est un exemple fascinant de réalisation obtenue par une intelligence collective mettant en commun les savoirs de dizaine de milliers de personnes.
La puissance de moteurs de recherches comme Google nous permet en quelques clics d’accéder à des savoirs qui auraient pris des années de recherche dans des bibliothèques il y a tout juste une décennie. Plus encore, le projet de numérisation des livres lancé par Google va dématérialiser la notion de « lieu de savoir ».
Le modèle de la grande bibliothèque, « lieu de savoir » est en passe d’être définitivement dépassé ou le sera dans quelques années.
Les réseaux sociaux montrent, eux, la force avec laquelle des émotions collectives, voire une véritable entité collective, peuvent émerger pour le meilleur ou pour le pire.
De nombreuses rumeurs, souvent délirantes, peuvent être relayées par ce réseau mais c’est aussi un véritable outil de démocratie directe destiné à compenser le silence que les médias officiels font sur certains sujets.
On l’a vu récemment en France avec la mobilisation contre la nomination du fils du président à la tête de l’Etablissement Public de la Défense ou concernant les risques présentés par le vaccin contre la grippe A et le fait que l’on tentait d’imposer celui-ci aux français, non pas pour leur sécurité (cette grippe ne tuant pas plus que la grippe saisonnière habituelle) mais essentiellement pour le profit des laboratoires pharmaceutiques.
Ainsi, ces nouveaux outils permettent à des dizaines de milliers de personnes (il y a déjà 350 millions de personnes inscrites sur Facebook soit très exactement 5% de la population mondiale) de réagir et surtout d’agir comme s’ils étaient une personne unique.
Par ailleurs, de plus en plus d’outils nous permettront tels que Google ou Wikipédia d’accéder à un savoir global. Une formidable confirmation de la vision de Teilhard de Chardin.
Guy Debord, philosophe français, mort en 1994 est particulièrement connu pour son ouvrage sur « la société du spectacle ».
Et effectivement après la société agraire ou féodale, et la société industrielle, on peut parfaitement caractériser notre société comme étant celle du spectacle.
Le spectacle est en effet partout et même les politiques doivent se donner en spectacle (en acceptant par exemple pour des émissions de télé réalité d’aller vivre la vie de citoyen ordinaire). La TV réalité illustre également la prévision d’Andy Warhol mort en 1987 : tout le monde connaîtra un quart d’heure de célébrité.
Un exemple frappant de la justesse d’une telle prédiction est celui de Susan Boyle, cette femme célibataire, isolée et au look ringard qui vivait dans un petit village du nord de l’Angleterre.
Sa prestation dans une émission de type « Star Académie » et le contraste existant entre la beauté de sa voix et son physique en ont fait une star planétaire dont la vidéo sur Youtube a été vue 280 millions de fois, soit bien plus que la prestation de serment de Barak Obama.
Si la TV réalité est source de nombreux excès et surtout de voyeurisme malsain comme l’a montré l’émission « Loft Story » en France ou « Big Brother » à l’étranger et qu’elle peut donner lieu à des dérives terribles qui furent dénoncées il y a déjà 20 ans comme dans le film « Le Prix du danger » de Yves Boisset ou Network de Sydney Lumet qui se termine par cette phrase terrible : « C’était l’histoire de Howard Beale, le premier exemple d’un homme ayant été tué pour baisse de l’indice d’écoute ».
Ces deux films décrivent des dérives qui ne sont pas encore réalisées mais qui sont hélas possibles.
Youtube et les nombreuses publicités du style : « Agatha c’est moi » ou « Windows 7 c’est mon idée », ou « ma banquière c’est moi », veulent parler à l’ego des personnes et montrer au citoyen ordinaire, de façon fausse bien sûr, qu’ils sont au centre des préoccupations des entreprises, bref qu’ils sont des héros.
C’est cette volonté de connaître leur heure de gloire, de donner sa vie en spectacle qui fait le succès de Youtube et des millions de vidéos qui y sont postées par des citoyens ordinaires montrant souvent des scènes banales de leurs propres vies, des émissions de télé réalité (même si l’on peut espérer qu’après un certain temps, cette mode finira par passer) et des publicités comme celles que nous avons mentionnées.
Enfin Marshall McLuhan, spécialiste de la communication, mort en 1982 avait développé cette phrase célèbre : « The medium is the massage ».
Il voulait dire par là que l’existence (qu’il prévoyait), de l’arrivée de nouveaux outils de communication étaient en soit même le message le plus important qui pouvait être véhiculé concernant la société future.
En plus de tous les outils que nous venons de décrire, il faut ajouter Skype qui permet, non seulement de se parler mais de se voir (alors que les compagnies de téléphone parlent depuis plus d’un demi siècle de la visiophonie sans pouvoir réussir à la réaliser) gratuitement dans le monde entier dès lors que l’on possède un simple abonnement à Internet.
Ainsi, l’existence de Google, Wikipédia, Facebook, Youtube et Skype change et a déjà changé radicalement la structure et les potentiels de notre civilisation, et cela sans que nous nous en soyons forcément rendu compte. Exactement comme les hommes du début de la Renaissance ou du XVIII ème siècle qui n’ont pu être conscients qu’à posteriori qu’ils avaient assisté au développement d’ères nouvelles.
Mais, comme le montre bien la phrase de McLuhan, la grande menace c’est d’avoir des outils extraordinaires (le medium) sans aucun contenu (sans message véritable).
Cela est particulièrement visible si l’on regarde ces nombreux blogs d’adolescents comme ceux qui existent sur Skyrock ou ces vidéos sur Youtube où des gens étalent des états d’âme ou des émotions et ne profitent nullement de l’existence de ces nouveaux outils pour délivrer un message quel qu’il soit. Ce qui illustre bien la phrase de McLuhan… et le néant sur lequel de tels outils peuvent déboucher.
On pourrait donc caractériser cette post-modernité comme une période :
1) où il n’y a d’autant plus une recherche de sens de la part des individus que ce sens paraît manquer, noyés comme nous le sommes dans des informations sans signification.
2) La décrédibilisation des élites traditionnelles (qui contribuent à ce manque de sens) est aussi un facteur clé de cette période.
L’instituteur, c’est-à-dire le savoir, le politique, c’est-à-dire le pouvoir, le médecin, c’est-à-dire la santé, le prêtre, c’est-à-dire la religion traditionnelle pourvoyeuse de sens, sont tous profondément décrédibilisés par l’évolution actuelle.
Aujourd’hui, n’importe quel adolescent peut contredire en direct son professeur grâce à une connexion Wi-fi lui permettant d’obtenir sur Internet des informations différentes de celles qui lui sont données en classe.
Les patients se connectent à des groupes de malades ayant la même maladie, sur Facebook ou ailleurs, pour ensuite contester les décisions de leur médecin.
Les informations circulant sur Internet sont bien plus crédibles que les propos des politiques.
Et enfin bien des gens effectuent leurs propres synthèses religieuses et mettent en question les dogmes et affirmations des églises traditionnelles. Avec comme phrase clé : « moi je ne crois pas à cela », ce qui marque l’individualisation encore une fois de la quête de sens. (voir sur ce thème l’ouvrage de Frédéric Lenoir « Les métamorphoses de Dieu »)
3) Une instabilité croissante.
Ce monde globalisé est par définition, un monde où se produira de plus en plus de bifurcations, dues à la très forte non linéarité et aux sensibilités aux conditions initiales de nombreuses situations (effet papillon).
Les périodes de stabilité et de linéarité seront de plus en plus courtes.
L’homme devra apprendre à vivre avec un monde de plus en plus mouvant et de plus en plus incertain.
4) La morcellisation
Dans ce monde de plus en plus globalisé, il va apparaître de façon paradoxale de plus en plus de “tribus” confirmant l’intuition de Michel Maffesoli selon laquelle la post-modernité étaient le « temps des tribus ».
En effet, une réaction normale à la globalisation est d’établir des nouveaux liens, de s’inclure dans des nouveaux réseaux, démarche facilitée par l’existence de Facebook, de Twitter ou de bien d’autres réseaux sociaux par Internet.
Si en France le communautarisme a mauvaise presse, c’est néanmoins une tendance lourde dans un monde post-moderne dans lequel de plus en plus d’individus sont à la recherche d’une identité. Un marketing des tribus voire même un marketing individualisé comme celui que pratique déjà Google (en fonction de l’analyse du contenu des messages que vous recevez ou vous que envoyer, Google vous propose automatiquement des publicités adaptées, de la même façon qu’Amazon vous propose des livres ou des CD de musique censées vous intéresser en fonction de vos précédentes recherches sur Amazon.
5) L'accélération
Ce phénomène est particulièrement important, voire dangereux pour les entreprises. Il s’agit du phénomène dit « de la Reine Rouge ». Dans Alice au pays des merveilles, la Reine rouge et Alice court de plus en plus vite… mais reste sur place.
Aujourd’hui les avantages concurrentiels durent de moins en moins longtemps. Les entreprises sont donc obligés d’innover en permanence , c’est à dire de courir de plus en plus vite, si elles veulent éviter de régresser. Les nouveaux médias, dont nous avons parlé ici, permettant instantanément des comparaisons, feront que de toute façon les avantages comparatifs seront de plus en plus difficiles à maintenir d’où l’importance cruciale de l’innovation, et la question qui se pose : quelles sont les modes d’organisation qui permettent de la favoriser.
Comment implémenter l’intelligence collective dans l’entreprise pour permettre le développement de l’innovation ?
Comme nous venons de le montrer, l’innovation est plus que jamais un facteur clef de la survie d’une entreprise. Or il est possible d’utiliser les phénomènes d’intelligence collective du type « Wikipédia » pour développer les potentialités d’une organisation.
C’est ce que montre entre autres l’exemple de « Best Buy ». Cette compagnie américaine vendant des objets électroniques au grand public a comme problème principal de prévoir à l’avance les ventes qui seront effectuées en période de fête. La marge d’erreur est chaque année de l’ordre de 10%, ne serait-ce que parce que les personnes qui font les prévisions ont également un intéressement en ce qui concerne les résultats, ce qui peut évidemment amener à un biais.
Ainsi le directeur du marketing a eu l’ idée d’organiser un concours dans l’entreprise où chaque salarié devait prédire les ventes qui seraient effectuées en fin d’année.
Les prédictions moyennes de l'ensemble des salariés effectuées au mois d’août se sont révélés justes à 99% en décembre, ainsi l’intelligence collective de la foule l’avait bel et bien emporté sur les experts. Il faut savoir que la mise en place d’une telle procédure, très vexante pour les experts, n’a pas été, facile loin de là, dans l’entreprise.
Le directeur du marketing qui l’a mis en place, a d’abord dû faire un test dans son propre département, sur une question ayant un enjeu bien moindre.
Au-delà de cet exemple, il est possible de développer des processus encore bien plus innovants, comme le montre la société Gore, dont tout le monde connaît le produit vedette le Goretex. Depuis près de 50 ans, cette société s’est organisée quasiment sans hiérarchie, il n’ y a pas de chefs, mais des « leaders », et l’on devient leaders quand d’autres salariés participent au projet que vous avez initié.
Les salariés proposent en permanence des projets, et ceux-ci sont développés, si et seulement si, ils attirent d’autres salariés. Les salariés sont donc incités dès le début à partager leurs idées au lieu de les garder pour eux, puisque la seule façon de les réaliser est de convaincre le plus grand nombre de la justesse de ses idées.
Ainsi on est pas nommé leader, on le devient quand on a le soutien d’un nombre suffisants d’autres personne situées au même rang que vous.
Dans une telle entreprise, les salariés choissent librement sur quel sujet ils veulent travailler et avec qui ils veulent travailler. La motivation est ainsi bien plus grande car il y a un sens bien plus profond qui est donné au travail. La réussite ou l’échec de celui-ci étant vu pour chaque salarié comme une conséquence de ses actes et non une décision de ses supérieurs.
Notons que Gore rassemble 8 000 salariés répartis dans 45 centres (des petites unités pour garder une taille humaine) avec un chiffre d’affaire de plus de 2 milliards de dollars.
L’actuelle directrice de Gore, Terry Kelly a été nommé suite à un sondage dans l’entreprise où les personnes interrogées devaient donner le nom d’un collègue avec qui ils aimeraient travailler. C’est ainsi que même la directrice générale est choisie par la base. Ce système d’entreprise, véritablement démocratique, a été également décrit comme une « économie du don » puisque chacun est poussé, comme le dit Terry Kelly, a faire cadeau de son idée aux gens qui acceptent de contribuer à sa réussite. Bien évidemment, un tel type d’organisation pose de nombreux problèmes pratiques. D’où peut venir la discipline, comment peut être élaborée une stratégie générale dans un tel cadre ? Le fondateur Bill Gore était bien conscient des risques qu’une telle organisation anarchique pouvait faire courir à une entreprise. Mais il pensait que les avantages l’emporteraient sur les risques étant donné qu’il était profondément convaincu que la motivation des salariés serait décuplée dès lors que ceux-ci s’investissent de plein gré dans un projet au lieu de travailler sur des projets pour lesquels ils ont été désigné. Il est à noter que cette stratégie étonnante amène Gore à ne pas avoir de véritable cœur de métier. Même si la branche textile est la plus importante suivie par la branche concernant les prothèses médicales, ils sont également leader dans le domaine des cordes à violon qui ont été développées grâce à une innovation issue de la division médicale. Ces membranes sont également utilisées dans les piles à combustible ou dans les scaphandres de la NASA. On peut ici noter une différence importante avec la stratégie du «nécessaire recentrage sur le cœur de métier » que l’on attend souvent. La stratégie est ici de libérer toutes les forces créatives de l’entreprise pour développer le plus de projets innovants possibles puis de sélectionner, grâce à l’intelligence collective interne, ceux qui paraissent les plus prometteurs pour les développer. Un autre cas d’application du même principe se trouve dans la compagnie Whole Foods Il s’agit du leader des supermarchés de nourriture biologique aux Etats-Unis. Contrairement aux supermarchés classiques où les centrales d’achat nationales dictent à chaque magasin les produits qu’ils auront dans leurs rayons, ce sont les équipes des rayons de chaque magasin qui choisissent les références qu’on y trouvera. Chaque équipe fonctionne comme un centre de profit autonome et tout nouveau collaborateur pour rejoindre une équipe doit être approuvé par la majorité de celle-ci. Ainsi, chaque équipe est totalement responsable de ses résultats puisqu’elle choisit à la fois ses collaborateurs et les produits qu’elle vend. Contrairement à Gore, Whole Foods est aussi très impliquée dans les questions éthiques à l’extérieur de l’entreprise, étant donné son investissement dans l’agriculture biologique.C’est pour cela que l’on a pu dire qu’il s’agit de capitalisme, mais avec une conscience. Cela nous amène à commenter le graphique suivant qui rassemble trois types d’implication que peuvent avoir les entreprises. A droite celles qui s’investissent dans le développement durable ou le commerce équitable sans forcément maximiser l’initiative et l’intelligence collective de leurs salariés en interne. En haut, celles qui se livrent à une telle maximisation, sans avoir forcément des préoccupations éthiques, tandis qu’à gauche figurent des démarches d’entreprise que l’on pouvait qualifier dans le passé de paternalistes pour celles qui sont à gauche près de l’axe horizontal c’est-à-dire que l’on s’occupe des salariés en dehors de leurs vies de travail (on leur construit des piscines, des stades et des maisons à prix réduits). Mais dans l’entreprise, on en est toujours réduit au schéma taylorien peu susceptible d’aider au développement d’une quelconque créativité et encore moins de l’intelligence collective. En haut à gauche se trouvent des entreprises comme Give something back qui ne sont pas organisées selon les concepts déterministes anciens mais dont l’action éthique se situe, pour l’essentiel, dans les causes qu’ils soutiennent à l’extérieur de l’entreprise et ne sont pas liées forcément au coeur de l’activité de celle-ci.
En conclusion, nous voyons que le « mixte » idéal serait d’être situé en haut à droite c’est-à-dire une entreprise respectant dans le coeur de son activité tout en maximisant la possibilité du développement d’une intelligence collective. Bien entendu, de tels cas idéaux n’existent pas mais un certain nombre d’entreprises comme Whole Foods, Ben & Jerry ou Nature et Découvertes s’en approchent ou s’en sont approchées dans le passé. Ce qu’il faut néanmoins retenir c’est le très intéressant parallèle existant entre des démarches comme celles de Best Buy, Gore ou Whole Foods et tout ce que nous avons développé dans la première partie concernant la mise en place de l’intelligence collective dans la société grâce aux nouveaux outils technologiques qui débouchent sur des réalisations du type Wikipedia.