Ce que la science apprend aux managers
Einstein, Bohr, Heisenberg, Godel, Speny... les grands prix Nobel du siècle ont bouleversé la physique, l'astronomie, les mathématiques... Mais aussi la science des organisations.
C’était à l'aube des années 80, dans le laboratoire d'électroencéphalographie de l'hôpital Trousseau, à Paris. Jean-François Lambert, psychophysiologiste à l'université Paris-VI, avait installé là six moines tibétains, des vrais, et disposé sur leur crâne une batterie d'électrodes. Des écrans vidéo leur projetaient des signaux lumineux pendant 750 millisecondes. De tels signaux génèrent chez Monsieur Tout le Monde, dans l'aire visuelle du cerveau (l'endroit où arrivent les nerfs reliés aux yeux), de petites décharges électriques, appelées «potentiels évoqués», qui font bondir l'électroencéphalogramme. Mais chez les moines, surprise ! Après vingt minutes de méditation, leur encéphalogramme affichait un affaiblissement des potentiels évoqués. L'un des moines, malgré le déluge d'éclairs, parvint même à s'installer dans un état de recueillement si profond que les fameux potentiels évoqués avaient disparu. Or l'arrêt de ces signaux est l'un des deux critères qui définissent l'état de mort clinique ! Le moment où l'on peut commencer à prélever des organes pour les transplantations. Le Tibétain, lui, bien vivant, allait, quinze minutes après l'expérience, boire un café avec les chercheurs !
Au-delà de l'anecdote, cette expérience étonnante a permis aux scientifiques présents de constater de leurs yeux des preuves de coma... sur une personne pleinement consciente. Pour la première fois, ils pouvaient établir que la connaissance de l'état neuronal d'un sujet n'autorisait pas à déduire celle de son état mental. Un choc. En effet, jusqu'à présent, toute la tradition de la science classique, depuis la Renaissance, avait conduit les chercheurs à penser que les mécanismes du cerveau pourraient, un jour, s'expliquer par la connaissance des neurones et des liens entre eux, bref que la conscience pouvait se décomposer en algorithmes. Dans le laboratoire de l'hôpital Trousseau, ce matin-là, s'écroulaient donc cinq siècles de certitudes. Au sein de la sacro-sainte rationalité émergeait la preuve qu'il fallait désormais, dans les sciences du vivant, prendre en compte des notions d'incertitude, d'indécidable, d'incomplétude.
Du vent, du virtuel, du paranormal ? Loin de là. L'expérience des Tibétains est l'une des nombreuses bombes qui, depuis le début du siècle, ébranlent le cadre de référence des scientifiques. Et, partant de là, leur vision de l'homme... et des entreprises. Il faut pour comprendre, retourner un instant aux pères fondateurs de la science classique, qui ont forgé notre compréhension du monde depuis la Renaissance. Laplace d'abord. Ce physicien a démontré («Le Système du monde», 1800) que, si l'on connaît la position des particules et les forces qui s'exercent entre elles, on peut déduire l'origine d'un système et son évolution. Son passé et son avenir. Cette notion, dite de déterminisme, va imprégner notre cadre de pensée en médecine, en astronomie... ou en management. L'homme est réduit à un assemblage d'atomes, l'univers à un ensemble de matières premières, le cerveau à un réseau de neurones, la vie à une accumulation de processus reproductibles. Et l'entreprise à une somme de fonctions à remplir et de postes à pourvoir. Le taylorisme découle de cette vision classique de la physique. Le monde est une grande horloge constituée de rouages élémentaires. De même, l'homme sera un rouage dans l'horloge qu'est l'entreprise. Pour la faire tourner, on va définir des positions (avec un organigramme), limiter l'autonomie des forces qui s'exercent entre elles (avec les définitions de fonction), dessiner les variations du système à l'aide de scénarios formatés à l'avance (s'il arrive un phénomène A, on déclenche l'action B).
Les salariés et les consommateurs seront stimulés et ils répondront. Une prime entraîne de la motivation, une pub de la consommation. Bref, le travail du manager consiste à réduire au minimum l'incertitude. Idéalement, à mettre l'entreprise sur ordinateur. Le second (grand) père de la science classique, Descartes, a ajouté à la notion de déterminisme celle de réductionnisme. Il explique dans "La Méthode" que, pour résoudre un problème, il faut le diviser en sous-problèmes, puis fractionner ces sous-problèmes en sous-ensembles. Priorité à l'analyse, à la divisibilité de la pensée. Un tout n'est rien que la somme des parties qui le composent.
Ces deux idées - réductionnisme et déterminisme avaient, à leur époque, radicalement rompu avec le cadre de pensée en vigueur jusqu'alors. En effet, au Moyen Age (entre le Xè et le XIIe siècle), la vision du monde était inverse, à savoir indéterministe et non réductionniste. L'homme était dans la main de Dieu ou des dieux. C'est lui (ou eux) qui détenait la règle du jeu. La glace était plus légère que l'eau mais, si Dieu le voulait, elle pouvait, demain, être plus lourde. Le Ciel était au-dessus des têtes, mais il pouvait tomber. On était dans un monde magique, sans règles maîtrisables par l'homme.
Ce furent donc Descartes, Copernic, Laplace et leurs héritiers qui nous ont fait passer dans un système de référence où l'homme comprend qu'il y a des lois, où il perçoit les concepts de permanence et de stabilité. Ce changement a permis l'émergence du capitalisme. En effet, c'est à partir du moment où l'homme a saisi qu'il était maître du jeu que les notions d'épargne et d'investissement, sources du capitalisme, ont pu se développer. "On connaît la position de Mars pour les 14 000 ans qui viennent", disait Newton en 1687. Cette affirmation n'a rien changé pour le paysan de l'époque. Mais elle a diffusé dans la société le sentiment que l'homme pouvait prendre son destin en main, que son environnement n'allait pas s'écrouler du jour au lendemain.
Aujourd'hui, cinq siècles après l'entrée en scène des pères du rationalisme, les découvertes scientifiques - de l'astronomie à la biologie - provoquent, sans que nous le percevions, des ruptures tout aussi bouleversantes. La première est la présence du principe d'incertitude, l'un des piliers de la mécanique quantique. La découverte date de 1927. L'inventeur s'appelle Werner Heisenberg, l'un des grands prix Nobel du siècle (1932). Il a démontré que le simple fait d'observer une particule élémentaire (un électron) va modifier celle-ci. Et que, par conséquent, on ne pourra jamais connaître à la fois la position de cette particule et sa vitesse. Un peu comme une chauve-souris. Si vous voulez étudier sa position, vous l'éclairez et elle s'envole. Si vous l'éclairez en vol (pour calculer sa vitesse), elle s'arrêtera. Heisenberg a donc montré qu'il existe, pour les particules élémentaires un niveau d'incertitude irréductible. Une vraie rupture de pensée. Le XIXe siècle en effet s'était clos dans une euphorie de certitudes. Lord Kelvin, inventeur de la fameuse échelle des températures, déclarait à l'époque que "la physique avait donné une description complète du monde", et le président de l'Office des brevets de New York démissionnait : son job, pensait-il, ne serait désormais plus intéressant, puisqu'il n'y avait plus rien à découvrir. Grossière erreur, quarante ans avant Heisenberg...
Ce qui est vrai pour les particules l'est-il pour les hommes et les entreprises ? On peut oser l'analogie. Les schémas des consultants - qui disent (vision classique) qu'en cernant les acteurs, les forces en présence et les positions concurrentielles de chacun on peut déduire la façon dont va se dérouler la bataille - sont caducs. Les dirigeants qui veulent savoir à la fois où sont leurs collaborateurs (leur position) et ce qu'ils font (leur mouvement) perdent leur temps. Face aux. incertitudes externes (un nouveau concurrent, un choc boursier, une loi sur les 35 heures), le schéma de pensée - classique, rationnel et déterministe - qui enseigne de bâtir des scénarios pour réagir aux événements est périmé. L'incertitude est, dixit Heisenberg, irréductible dans l'univers. Elle l'est donc dans l'entreprise aussi. Le bon dirigeant est, par conséquent, celui qui sait gérer cette incertitude et non pas celui qui cherche à l'éliminer. Celui qui définit une règle du jeu et non celui qui cherche à tout comprendre.
Les photons et les électrons donnent une deuxième leçon de modestie à nos esprits imprégnés de rationalisme. Alain Aspect, un chercheur de l'Institut d'optique d'Orsay, a démontré, en 1982, une vieille intuition de Werner Heisenberg et de l'un de ses condisciples, également prix Nobel (1922), Niels Bohr. En projetant deux particules de lumière dans deux directions opposées, Aspect a constaté que les deux particules conservaient, même séparées, des liens entre elles. Quand on stimule l'une, l'autre répond instantanément de façon identique, même si elle se trouve à plusieurs dizaines de kilomètres et si rien (ni matière ni énergie) ne la relie à sa "voisine".
Le chercheur français a prouvé que cette réaction n'est pas due à l'origine commune des deux particules (ce que les scientifiques appellent la conservation de la quantité de mouvement). Bref, tout se passe comme si, à des kilomètres de distance, les deux particules communiquaient entre elles, au-delà de l'espace et du temps.
Le phénomène s'appelle la non-séparabilité.
A nouveau le choc est rude, jusque dans les bureaux.
Comment, en effet, ne pas faire le parallèle avec la notion de synergie ? Quand on peut démontrer que A + B, c'est la somme de A et de B, plus le lien mystérieux qui relie A à B, on peut aussi dire que la totalité de ce que forme une entreprise ne se résume pas à l'addition des parties visibles.
Echec à Descartes une fois encore! Et vive Internet... Les entreprises qui s'organisent en réseau, sans organigrammes figés, en misant sur les liens informels entre collaborateurs, clients et fournisseurs, n'obéissent pas seulement à une mode. Elles ont, peut-on dire, scientifiquement raison. "Chaque fois que j'essaie de comprendre comment fonctionne un réseau dans mon entreprise, il s'arrête de fonctionner", nous enseigne un grand manager français. A raison.
En effet, le principe de non-séparabilité (quand on connaît A et B, on ne peut pas forcément déduire l'identité de A + B) nous dit aussi que la valeur d'une entreprise dépend de liens invisibles, d'interactions immatérielles non observables qui existent entre collaborateurs ou entre l'entreprise, le produit et le consommateur.
Prenez Apple, par exemple : la marque vaut, entre autres, par la relation informelle qui la relie à ses fidèles.
L'entreprise était financièrement morte, subsistait pourtant ce lien mystérieux que l'ex-start-up de Cupertino entretenait avec ses fidèles, la justification quasi mystique qu'elle a su donner à son existence : fabriquer un ordinateur convivial, "humain", personnel, proche, "amical". Plus qu'un objectif, presque une "mission".
Une mission ? Après l'incertitude et la non-séparabilité, les scientifiques nous obligent à réintroduire une troisième notion que le cadre de pensée traditionnel avait évacuée: la quête de sens. Depuis la Renaissance, en effet, les chercheurs étaient poussés à considérer que la recherche de la vérité devait pouvoir s'effectuer indépendamment de la quête de la signification. "La question de la finalité est interdite en science", disait le prix Nobel de médecine Jacques Monod ("Le Hasard et la Nécessité"). Comme il avait tort... Roger Sperry, prix Nobel de médecine en 1981, constate que des hommes au cerveau coupé inventent, à leur insu, du sens à leurs actes (lire ci-dessus). Le grand astrophysicien Andreï Linde, professeur à l'université de Stanford, montre, lui, - à travers la définition du principe dit d'anthropie - que la question du sens de l'univers ne peut plus être exclue du raisonnement. Linde nous apprend que la combinaison des caractéristiques de l'univers dans lequel nous vivons (vitesse d'expansion, force électronucléaire, etc.) est la seule qui permette le développement de la vie. Si l'on "s'amuse", sur des modèles sophistiqués, à faire bouger une seule des variables, l'univers explose ou se contracte, bref, disparaît. Conclusion ? Soit, il existe une infinité d'univers et nous sommes dans celui qui a les bonnes constantes. Par hasard. Soit, il n'existe qu'un seul univers, mais alors, la probabilité que toutes les caractéristiques qui le composent soient rassemblées dans le bon ordre, comme elles le sont effectivement, est de 1 sur 10 puissance 60. Exactement la probabilité qu'un archer situé à l'autre bout de l'univers touche une cible de 1 centimètre carré avec une seule flèche. Autrement dit, dans ce cas, le hasard n' a plus sa place et la question éternelle se pose à nouveau: quel horloger mystérieux est à l'origine de tout cela ? La réponse demeure libre, mais la question, elle, est indiscutablement présente. Les scientifiques contemporains, après cinq siècles de rationalisme et de déterminisme, reformulent ouvertement la question du sens de la vie. Dès lors, comment s'étonner que les consommateurs, les clients, les salariés, se mettent aussi, de plus en plus souvent, à poser la question du sens de leur travail, de leur entreprise, de leur acte de consommation ?
Janvier 99 L'Essentiel du Management
Einstein, Bohr, Heisenberg, Godel, Speny... les grands prix Nobel du siècle ont bouleversé la physique, l'astronomie, les mathématiques... Mais aussi la science des organisations.
C’était à l'aube des années 80, dans le laboratoire d'électroencéphalographie de l'hôpital Trousseau, à Paris. Jean-François Lambert, psychophysiologiste à l'université Paris-VI, avait installé là six moines tibétains, des vrais, et disposé sur leur crâne une batterie d'électrodes. Des écrans vidéo leur projetaient des signaux lumineux pendant 750 millisecondes. De tels signaux génèrent chez Monsieur Tout le Monde, dans l'aire visuelle du cerveau (l'endroit où arrivent les nerfs reliés aux yeux), de petites décharges électriques, appelées «potentiels évoqués», qui font bondir l'électroencéphalogramme. Mais chez les moines, surprise ! Après vingt minutes de méditation, leur encéphalogramme affichait un affaiblissement des potentiels évoqués. L'un des moines, malgré le déluge d'éclairs, parvint même à s'installer dans un état de recueillement si profond que les fameux potentiels évoqués avaient disparu. Or l'arrêt de ces signaux est l'un des deux critères qui définissent l'état de mort clinique ! Le moment où l'on peut commencer à prélever des organes pour les transplantations. Le Tibétain, lui, bien vivant, allait, quinze minutes après l'expérience, boire un café avec les chercheurs !
Au-delà de l'anecdote, cette expérience étonnante a permis aux scientifiques présents de constater de leurs yeux des preuves de coma... sur une personne pleinement consciente. Pour la première fois, ils pouvaient établir que la connaissance de l'état neuronal d'un sujet n'autorisait pas à déduire celle de son état mental. Un choc. En effet, jusqu'à présent, toute la tradition de la science classique, depuis la Renaissance, avait conduit les chercheurs à penser que les mécanismes du cerveau pourraient, un jour, s'expliquer par la connaissance des neurones et des liens entre eux, bref que la conscience pouvait se décomposer en algorithmes. Dans le laboratoire de l'hôpital Trousseau, ce matin-là, s'écroulaient donc cinq siècles de certitudes. Au sein de la sacro-sainte rationalité émergeait la preuve qu'il fallait désormais, dans les sciences du vivant, prendre en compte des notions d'incertitude, d'indécidable, d'incomplétude.
Du vent, du virtuel, du paranormal ? Loin de là. L'expérience des Tibétains est l'une des nombreuses bombes qui, depuis le début du siècle, ébranlent le cadre de référence des scientifiques. Et, partant de là, leur vision de l'homme... et des entreprises. Il faut pour comprendre, retourner un instant aux pères fondateurs de la science classique, qui ont forgé notre compréhension du monde depuis la Renaissance. Laplace d'abord. Ce physicien a démontré («Le Système du monde», 1800) que, si l'on connaît la position des particules et les forces qui s'exercent entre elles, on peut déduire l'origine d'un système et son évolution. Son passé et son avenir. Cette notion, dite de déterminisme, va imprégner notre cadre de pensée en médecine, en astronomie... ou en management. L'homme est réduit à un assemblage d'atomes, l'univers à un ensemble de matières premières, le cerveau à un réseau de neurones, la vie à une accumulation de processus reproductibles. Et l'entreprise à une somme de fonctions à remplir et de postes à pourvoir. Le taylorisme découle de cette vision classique de la physique. Le monde est une grande horloge constituée de rouages élémentaires. De même, l'homme sera un rouage dans l'horloge qu'est l'entreprise. Pour la faire tourner, on va définir des positions (avec un organigramme), limiter l'autonomie des forces qui s'exercent entre elles (avec les définitions de fonction), dessiner les variations du système à l'aide de scénarios formatés à l'avance (s'il arrive un phénomène A, on déclenche l'action B).
Les salariés et les consommateurs seront stimulés et ils répondront. Une prime entraîne de la motivation, une pub de la consommation. Bref, le travail du manager consiste à réduire au minimum l'incertitude. Idéalement, à mettre l'entreprise sur ordinateur. Le second (grand) père de la science classique, Descartes, a ajouté à la notion de déterminisme celle de réductionnisme. Il explique dans "La Méthode" que, pour résoudre un problème, il faut le diviser en sous-problèmes, puis fractionner ces sous-problèmes en sous-ensembles. Priorité à l'analyse, à la divisibilité de la pensée. Un tout n'est rien que la somme des parties qui le composent.
Ces deux idées - réductionnisme et déterminisme avaient, à leur époque, radicalement rompu avec le cadre de pensée en vigueur jusqu'alors. En effet, au Moyen Age (entre le Xè et le XIIe siècle), la vision du monde était inverse, à savoir indéterministe et non réductionniste. L'homme était dans la main de Dieu ou des dieux. C'est lui (ou eux) qui détenait la règle du jeu. La glace était plus légère que l'eau mais, si Dieu le voulait, elle pouvait, demain, être plus lourde. Le Ciel était au-dessus des têtes, mais il pouvait tomber. On était dans un monde magique, sans règles maîtrisables par l'homme.
Ce furent donc Descartes, Copernic, Laplace et leurs héritiers qui nous ont fait passer dans un système de référence où l'homme comprend qu'il y a des lois, où il perçoit les concepts de permanence et de stabilité. Ce changement a permis l'émergence du capitalisme. En effet, c'est à partir du moment où l'homme a saisi qu'il était maître du jeu que les notions d'épargne et d'investissement, sources du capitalisme, ont pu se développer. "On connaît la position de Mars pour les 14 000 ans qui viennent", disait Newton en 1687. Cette affirmation n'a rien changé pour le paysan de l'époque. Mais elle a diffusé dans la société le sentiment que l'homme pouvait prendre son destin en main, que son environnement n'allait pas s'écrouler du jour au lendemain.
Aujourd'hui, cinq siècles après l'entrée en scène des pères du rationalisme, les découvertes scientifiques - de l'astronomie à la biologie - provoquent, sans que nous le percevions, des ruptures tout aussi bouleversantes. La première est la présence du principe d'incertitude, l'un des piliers de la mécanique quantique. La découverte date de 1927. L'inventeur s'appelle Werner Heisenberg, l'un des grands prix Nobel du siècle (1932). Il a démontré que le simple fait d'observer une particule élémentaire (un électron) va modifier celle-ci. Et que, par conséquent, on ne pourra jamais connaître à la fois la position de cette particule et sa vitesse. Un peu comme une chauve-souris. Si vous voulez étudier sa position, vous l'éclairez et elle s'envole. Si vous l'éclairez en vol (pour calculer sa vitesse), elle s'arrêtera. Heisenberg a donc montré qu'il existe, pour les particules élémentaires un niveau d'incertitude irréductible. Une vraie rupture de pensée. Le XIXe siècle en effet s'était clos dans une euphorie de certitudes. Lord Kelvin, inventeur de la fameuse échelle des températures, déclarait à l'époque que "la physique avait donné une description complète du monde", et le président de l'Office des brevets de New York démissionnait : son job, pensait-il, ne serait désormais plus intéressant, puisqu'il n'y avait plus rien à découvrir. Grossière erreur, quarante ans avant Heisenberg...
Ce qui est vrai pour les particules l'est-il pour les hommes et les entreprises ? On peut oser l'analogie. Les schémas des consultants - qui disent (vision classique) qu'en cernant les acteurs, les forces en présence et les positions concurrentielles de chacun on peut déduire la façon dont va se dérouler la bataille - sont caducs. Les dirigeants qui veulent savoir à la fois où sont leurs collaborateurs (leur position) et ce qu'ils font (leur mouvement) perdent leur temps. Face aux. incertitudes externes (un nouveau concurrent, un choc boursier, une loi sur les 35 heures), le schéma de pensée - classique, rationnel et déterministe - qui enseigne de bâtir des scénarios pour réagir aux événements est périmé. L'incertitude est, dixit Heisenberg, irréductible dans l'univers. Elle l'est donc dans l'entreprise aussi. Le bon dirigeant est, par conséquent, celui qui sait gérer cette incertitude et non pas celui qui cherche à l'éliminer. Celui qui définit une règle du jeu et non celui qui cherche à tout comprendre.
Les photons et les électrons donnent une deuxième leçon de modestie à nos esprits imprégnés de rationalisme. Alain Aspect, un chercheur de l'Institut d'optique d'Orsay, a démontré, en 1982, une vieille intuition de Werner Heisenberg et de l'un de ses condisciples, également prix Nobel (1922), Niels Bohr. En projetant deux particules de lumière dans deux directions opposées, Aspect a constaté que les deux particules conservaient, même séparées, des liens entre elles. Quand on stimule l'une, l'autre répond instantanément de façon identique, même si elle se trouve à plusieurs dizaines de kilomètres et si rien (ni matière ni énergie) ne la relie à sa "voisine".
Le chercheur français a prouvé que cette réaction n'est pas due à l'origine commune des deux particules (ce que les scientifiques appellent la conservation de la quantité de mouvement). Bref, tout se passe comme si, à des kilomètres de distance, les deux particules communiquaient entre elles, au-delà de l'espace et du temps.
Le phénomène s'appelle la non-séparabilité.
A nouveau le choc est rude, jusque dans les bureaux.
Comment, en effet, ne pas faire le parallèle avec la notion de synergie ? Quand on peut démontrer que A + B, c'est la somme de A et de B, plus le lien mystérieux qui relie A à B, on peut aussi dire que la totalité de ce que forme une entreprise ne se résume pas à l'addition des parties visibles.
Echec à Descartes une fois encore! Et vive Internet... Les entreprises qui s'organisent en réseau, sans organigrammes figés, en misant sur les liens informels entre collaborateurs, clients et fournisseurs, n'obéissent pas seulement à une mode. Elles ont, peut-on dire, scientifiquement raison. "Chaque fois que j'essaie de comprendre comment fonctionne un réseau dans mon entreprise, il s'arrête de fonctionner", nous enseigne un grand manager français. A raison.
En effet, le principe de non-séparabilité (quand on connaît A et B, on ne peut pas forcément déduire l'identité de A + B) nous dit aussi que la valeur d'une entreprise dépend de liens invisibles, d'interactions immatérielles non observables qui existent entre collaborateurs ou entre l'entreprise, le produit et le consommateur.
Prenez Apple, par exemple : la marque vaut, entre autres, par la relation informelle qui la relie à ses fidèles.
L'entreprise était financièrement morte, subsistait pourtant ce lien mystérieux que l'ex-start-up de Cupertino entretenait avec ses fidèles, la justification quasi mystique qu'elle a su donner à son existence : fabriquer un ordinateur convivial, "humain", personnel, proche, "amical". Plus qu'un objectif, presque une "mission".
Une mission ? Après l'incertitude et la non-séparabilité, les scientifiques nous obligent à réintroduire une troisième notion que le cadre de pensée traditionnel avait évacuée: la quête de sens. Depuis la Renaissance, en effet, les chercheurs étaient poussés à considérer que la recherche de la vérité devait pouvoir s'effectuer indépendamment de la quête de la signification. "La question de la finalité est interdite en science", disait le prix Nobel de médecine Jacques Monod ("Le Hasard et la Nécessité"). Comme il avait tort... Roger Sperry, prix Nobel de médecine en 1981, constate que des hommes au cerveau coupé inventent, à leur insu, du sens à leurs actes (lire ci-dessus). Le grand astrophysicien Andreï Linde, professeur à l'université de Stanford, montre, lui, - à travers la définition du principe dit d'anthropie - que la question du sens de l'univers ne peut plus être exclue du raisonnement. Linde nous apprend que la combinaison des caractéristiques de l'univers dans lequel nous vivons (vitesse d'expansion, force électronucléaire, etc.) est la seule qui permette le développement de la vie. Si l'on "s'amuse", sur des modèles sophistiqués, à faire bouger une seule des variables, l'univers explose ou se contracte, bref, disparaît. Conclusion ? Soit, il existe une infinité d'univers et nous sommes dans celui qui a les bonnes constantes. Par hasard. Soit, il n'existe qu'un seul univers, mais alors, la probabilité que toutes les caractéristiques qui le composent soient rassemblées dans le bon ordre, comme elles le sont effectivement, est de 1 sur 10 puissance 60. Exactement la probabilité qu'un archer situé à l'autre bout de l'univers touche une cible de 1 centimètre carré avec une seule flèche. Autrement dit, dans ce cas, le hasard n' a plus sa place et la question éternelle se pose à nouveau: quel horloger mystérieux est à l'origine de tout cela ? La réponse demeure libre, mais la question, elle, est indiscutablement présente. Les scientifiques contemporains, après cinq siècles de rationalisme et de déterminisme, reformulent ouvertement la question du sens de la vie. Dès lors, comment s'étonner que les consommateurs, les clients, les salariés, se mettent aussi, de plus en plus souvent, à poser la question du sens de leur travail, de leur entreprise, de leur acte de consommation ?
Janvier 99 L'Essentiel du Management
La Banque Cortal enterre Darwin et ses théories...
Les meilleurs survivent, les autres périssent. Le principe du darwinisme trouve son parallèle dans l'idée de base du capitalisme: pour grandir, il faut tuer les autres. Erreur ! Aujourd'hui, les scientifiques mettent en évidence des situations où le darwinisme est pris en défaut. Exemple ? Le poisson-clown qui vit dans une anémone de mer. L'anémone ne mange pas le poisson, car ce dernier contribue à attirer d'autres proies que l'anémone, cette fois, va dévorer. Les deux éléments vivent en symbiose, développent, comme on dit, un jeu gagnant-gagnant. Exactement ce qu'a fait Cortal avec sa Sicav des Sicav! Au lieu de vendre ses propres Sicav et d'essayer d'être plus gros que ses concurrents, il s'est mis à vendre leurs produits. Un client, qui auparavant ne pouvait, en pratique, acheter des Sicav de la BNP qu'à la BNP, celles du Lyonnais qu'au Lyonnais (sauf à payer des droits de garde), trouve donc chez Cortal un guichet unique qui vend toutes les Sicav. Cortal, au lieu de grandir au détriment des autres, a construit son expansion sur celle des concurrents. Seuls les plus forts survivent, disait Darwin. Cortal prouve qu'un « petit » peut grandir en profitant de la force des autres. |
Le lancement de la Twingo « valide » le théorème de Kurt Gödel
Renault, en toute logique n'aurait jamais dû lancer la Twingo. Son système expert, qui mouline quantité de variables et valide les lancements de modèles, aurait conclu que cette voiture atypique ne devait pas exister. La décision de la lancer était-elle pourtant irrationnelle ? Pas si on considère le théorème du mathématicien Kurt Gödel. Pour comprendre, prenons le cas d'un barbier, dont le métier est, par définition, de raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. Problème : qui rase le barbier ? Deux solutions. Soit le barbier se rase lui-même, soit il ne se rase pas lui-même. Seulement voilà : si le barbier se rase lui-même, comme il est censé raser les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes, il y a contradiction. Deuxième cas de figure : il ne se rase pas lui-même. Donc, comme il rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes, il devrait se raser. Ce qui, on vient de le dire, est impossible. Donc, qui rase le barbier ? C'est ce que Gödel a appelé une proposition indécidable. Son théorème (1931) démontre que tout système formel bâti sur l'arithmétique et la logique (la comptabilité, la prévision...) est, par construction, incomplet. Tout système logique, toute formalisation construits par un être humain sont, dixit Kurt Gödel, imparfaits. La décision a priori irrationnelle de lancer la Twingo était par conséquent non seulement bonne, mais finalement... mathématiquement juste. |
La neurologie appliquée à
Nature et Découvertes Les consommateurs veulent comprendre le monde qui les entoure, donner du sens à leur acte de consommation." François Lemarchand a-t-il raison, dans ses 40 magasins, de parier sur le besoin de sens ? Une expérience étonnante menée par Roger Sperry, prix Nobel de médecine en 1981, montre que le fondateur de Nature et Découvertes n'est pas le seul à se poser la question du sens. Le scientifique américain a rassemblé les quinze personnes au monde dont le cerveau a été coupé en deux, pour des raisons médicales. Leur hémisphère gauche (qui abrite le langage) n'est plus connecté à leur hémisphère droit. Donc, ce que perçoit la partie droite, l'homme ne peut le communiquer, car le lien avec la partie gauche est rompu. Qu'a fait Sperry ? Il a projeté sur un écran deux images, un paysage de neige à gauche, une patte de coq à droite. L'homme au cerveau coupé regarde le paysage avec son œil gauche et la patte de coq avec l'œil droit. L'œil droit envoie un message au cerveau gauche, qui va commander la main droite. Il voit une patte de coq. Que fait l'homme ? Avec sa main droite, il montre, parmi un choix d'images exposées devant lui, une tête de coq. Normal. L' œil gauche, lui, qui voit un paysage de neige, envoie l'image au cerveau droit. La main gauche du "cobaye", comme on s'y attend, se dirige vers l'image qui correspond, une pelle à neige. Seulement voilà : quand on lui demande pourquoi il montre une pelle, l'homme dit qu'il a choisi cette image parce que la pelle est nécessaire pour nettoyer les poulaillers ! Autrement dit, il donne une réponse qui fait sens, alors que, scientifiquement, tout (1es 200 millions de fibres entre le cerveau droit et le gauche déconnectés !) laissait penser qu'il dirait "je ne sais pas". Conclusion de Roger Sperry ? Il existe, au-delà des neurones et des liens connus entre eux, une fonction créatrice de sens, qui fonctionne même à l'insu de l'homme. En un mot, l'homme, toujours, cherche à donner un sens à ses actes. |