Gratuité et justice dans la vie économique et dans l’entreprise
Christopher Wasserman
Président du Zermatt Summit et de la fondation Ecophilos
Jean Staune
Secrétaire Général de l’Université Interdisciplinaire de Paris
SOMMAIRE
1- La nécessaire présence de la solidarité au coeur du marché
2- L’ère du post capitalisme
3- D’autres formes d’activités économiques
4- De nouvelles conceptions de l’entreprise
5- Le développement du "don visible" dans la société moderne
6- Conclusion
- La nécessaire présence de la solidarité au cœur du marché
Les échecs, terribles au plan économique mais surtout au plan humain, des systèmes collectivistes ont amené dès avant la chute du mur de Berlin un certain nombre d’économistes à prôner la suppression de toute entrave au libre fonctionnement du marché.
L’idée générale étant que la croissance globale du PIB d’un pays était à terme bonne pour tous les habitants de ce pays. Et que cette croissance devait donc être l’objectif premier des politiques économiques. Toutes les pratiques de dérégulation des années 90 étaient basées sur cette approche. Bien avant la catastrophe à laquelle elles ont récemment amené, ces pratiques ont été dénoncé par de nombreux spécialistes à commencer par le Prix Nobel d’Economie Joseph Stiglitz[1]. C’est qu’une telle approche oublie totalement d’intégrer les dimensions de l’activité économique sur lesquelles insistent le pape Benoît XVI dans encyclique Caritas in veritate.
« L’activité économique ne peut résoudre tous les problèmes sociaux par la simple extension de la logique marchande. Celle-là doit viser la recherche du bien commun »[2]
En fait ce que les théoriciens d’une libéralisation à outrance du marché ont oublié, c’est que le fonctionnement de celui-ci ne nécessite pas seulement d’être libéré d’un certain nombre de contraintes qui furent imposées au nom de conceptions collectivistes, mais surtout que sa première condition d’existence est son acceptation par les acteurs sociaux. Or, pour être accepté, le marché doit inclure des formes de justice et de redistribution qui soient internes à l’activité économique. La redistribution ne peut pas uniquement être basée sur des actes de charité extérieurs aux activités économiques, aussi importants que de tels actes puissent être.
Comme le dit encore Benoît XVI : « la doctrine sociale de l’église n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même, non seulement parce qu’elle est insérée dans les maillons d’un contexte économique et social plus vaste mais aussi à cause de la trame des relations dans laquelle elle se réalise. En effet, abandonnée au seul principe de l’équivalence de valeur des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans forme interne de solidarité ou de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui c’est cette confiance qui fait défaut et la perte de confiance est une perte grave »[3].
Et cela est d’autant plus grave que comme l’ont bien montré les pères fondateurs de l’économie de marché, tel que Adam Smith, celle-ci repose sur la confiance.
Le Pape rappelle ainsi que, à la base de l’économie de marché, il y a une dimension non quantitative qui doit prendre en compte des aspects sociaux. Cette nécessité de justice sociale et de redistribution s’est tout d’abord incarnée dans le paternalisme. Même si celui-ci est aujourd’hui fort décrié, il a répondu aux besoins d’une étape importante du développement des sociétés modernes. Souvent d’inspiration chrétienne, les démarches paternalistes ont permis à des acteurs privés de mettre en place des systèmes comme des habitations à loyer modéré pour les ouvriers, des soins gratuits ou à bas prix, qui seront plus tard généralisés par les états.
Comme Henri Ford lui-même l’a fait remarqué, la redistribution était nécessaire également pour le développement de l’activité économique.
Quand les augmentations de salaires permettaient aux ouvriers d’acheter des Ford T, l’entreprise, comme les salariés furent gagnants. Mais ce paternalisme souffrait néanmoins de deux défauts graves.
Premièrement, si les conditions de vie des ouvriers étaient meilleures par rapport à celles d’ouvriers travaillant dans des entreprises équivalentes, ces ouvriers étaient inclus, au travail, dans un système totalement pyramidal qui ne leur donnait pas la possibilité de s’épanouir, ni de développer leurs talents, ce qui constituait une perte pour eux comme pour l’entreprise.
Par ailleurs, ces pratiques sociales étaient extérieures à la vie de l’entreprise proprement dite.
Un chef d’entreprise paternaliste pouvait faire de nombreuses choses pour améliorer les conditions de vie de ses ouvriers en dehors du travail tout en payant des briseurs de grève pour molester ces mêmes ouvriers en cas de crise et cela sans y voir de contradictions. Plus généralement, comme le dit l’encyclique Caritas in Veritate, la solidarité et la réciprocité peuvent également être vécues au sein même de la vie de l’entreprise et pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle.
Le défi auquel est confrontée l’économie de marché est d’intégrer de telles valeurs au cœur même de son fonctionnement et non pas de fonctionner sur un mode purement quantitatif basé sur l’accroissement de la richesse matérielle quantifiable pour, dans un deuxième temps, la redistribuer, même si évidemment de telles pratiques sont préférables au seul développement de l’égoïsme et de l’avidité.
Or, de nouvelles formes d’activités économiques ainsi que des changements dans la façon de concevoir l’entreprise se sont produites au cours des 20 dernières années qui offrent des opportunités exceptionnelles pour le développement d’une activité économique intégrant justice, solidarité et gratuité.
Avant de les passer en revue, nous devons mentionner que cette évolution se situe non seulement dans le cadre bien connu et étudié de la mondialisation [4] mais aussi du développement d’une société basée sur le post-capitalisme et non plus seulement sur le capitalisme classique.
- L’ère du post capitalisme
La société capitaliste est (hors du capitalisme financier) basée sur des capitaux essentiellement investis dans des machines produisant des biens. Une société comme General Motors a pu être leader mondial pendant 80 ans grâce au nombre de ses usines. Pour devancer General Motors, il fallait bâtir une capacité de production supérieure.
Avec ce que l'on appelle parfois "l'ère de la connaissance", les choses ont radicalement changé. Qui aurait cru en 1980 que, 10 ans plus tard, une société comme Microsoft dépasserait largement la capitalisation boursière d'IBM ? Qui aurait pu croire en 1999, que Google serait 10 ans plus tard une menace pour Microsoft ? Et qu'à ce moment Google devrait investir 1,6 milliard de dollars pour racheter Youtube de façon à ne pas être un jour menacé par cette société emblématique du web.2.0 ?
Nous sommes là face à une autre forme d'économie, où la connaissance, la créativité et l'intelligence des hommes est plus importante que la possession de capitaux (même si ces nouvelles formes d'activités économiques nécessitent également des capitaux, ils en nécessitent nettement moins que dans les entreprises basées sur la production de bien matériels). Peter Drucker a été le premier à théoriser cette évolution profonde de la société qu’il a nommé The post capitalist society [5]. Dans cette nouvelle ère, la valeur des sociétés est essentiellement constituée par les hommes qui y travaillent.
Néanmoins une telle société ne peut être durable sans éthique. En effet, l'intelligence seule ne suffit pas. Les subprimes et les autres produits financiers complexes étaient certainement des produits extrêmement "intelligents" au plan technique, mais tout à fait nocifs pour la société étant donné le manque d'éthique qui les caractérise.
3- D’autres formes d’activités économiques.
Toutes les nouvelles formes d’activités économiques qui se différencient de l’échange marchand classique ne sont pas basées, loin de là, sur les nouvelles technologies ou l’économie de la connaissance.
3.1- Le commerce équitable
La principale d’entre-elles est le commerce équitable. Concept élaboré par un prêtre catholique, le Père Francisco van der Hoff au milieu des années 80 ce qui l’a amené à être le co-créateur en 1988 du système de certification de Max Havelaar du commerce équitable.
L’idée clé du commerce équitable est la justice.
Le producteur (au départ de café mais le concept à été depuis étendu à d’autres domaines) doit pouvoir vivre et se développer grâce à son travail.
Le commerce équitable garantit ainsi un prix « juste » au producteur et cette garantie est établie pour une durée de plusieurs années. Le prix est calculé à partir du coût de revient et de l’existence d’une marge nécessaire pour le développement du producteur. Mais le commerce équitable ne se résume pas à cette garantie. Il comporte également tout un processus de socialisation par la création de coopératives rassemblant les petits producteurs ; coopératives qui, grâce aux bénéfices provenant du commerce équitable, peuvent également fournir des soins à bas prix, des prêts à taux d’intérêt préférentiels aux producteurs et une meilleure éducation pour leurs enfants.
Le commerce équitable nous semble la plus belle illustration possible des propos suivants de Benoît XVI : « vaincre le sous-développement demande d’agir non seulement en vue de l’amélioration des transactions fondée sur l’échange et les prestations sociales mais surtout sur l’ouverture progressive, dans un contexte mondial à des formes d’activités économiques caractérisées par une part de gratuité et de communion. Le binôme exclusif marché-état corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elles, créent de la socialité ».[6]
En effet, le commerce équitable est une nouvelle forme économique solidaire qui créé non seulement de la socialité entre les producteurs mais aussi entre le consommateur souvent situé à des milliers de kilomètres et les producteurs. Consommateur qui accepte par un acte gratuit de payer son café un tout petit peu plus cher pour contribuer à changer la vie de millions de petits producteurs répartis dans des dizaines de pays.
Et c’est par ailleurs une des meilleures recettes pour vaincre le sous-développement tout en restant dans le cadre de l’économie de marché, mais une économie de marché modifiée en ce qu’elle intègre une part de gratuité, de solidarité et qu’elle est basée sur la justice.
Le fait qu’un prêtre catholique soit à l’origine de ce qui est une des grandes révolutions économiques de la fin du XXème siècle, et un élément important du post capitalisme n’a pas peut-être pas assez été intégré et exploité par l’église catholique qui peut ainsi présenter en son sein l’existence de démarches visionnaires illustrant par avance les propos de Caritas in Veritate.
3.2- Le microcrédit
L’autre grande révolution en ce qui concerne de nouvelles formes économiques est bien sûr le développement du microcrédit tel qu’il fut développé dès 1977 par Muhammad Yunus dans ce qui deviendra plus tard la Grameen bank en 1983.
Le principe de base repose sur un prêt bancaire donné à des individus trop pauvres pour bénéficier de prêts bancaires donnés par les établissements financiers « normaux ».
Individus qui étaient jusque-là obligés d’emprunter à des usuriers à des taux pouvant atteindre près de 20 % par mois. Mais dans le système de microcrédit, l’emprunteur n’est pas laissé seul, les prêts sont généralement regroupés et attribués à un groupe de personnes d’un même village ayant divers projets de développement d’activités économiques et qui sont collectivement responsables du remboursement du prêt. Ainsi un lien social fort est créé, chacun ayant intérêt à la réussite des autres ce qui explique les étonnants taux de remboursement de la Grameen bank qui avoisinent les 95 %. Le concept fut exporté hors du Bangladesh dès 1989 et a bénéficié à plus de 300 millions de personnes dans des dizaines de pays. C’est la première « technique financière » qui fut importé du tiers monde en Occident. Les propos suivants de Muhammad Yunus, Prix Nobel de la Paix 2006, montrent une très grande proximité avec ceux de Benoît XVI sur la nécessité de développer de nouvelles formes d’économie solidaire : « Tout le monde espère gagner de l'argent en faisant des affaires. Mais l'homme peut réaliser tellement d'autres choses en faisant des affaires.
Pourquoi ne pourrait-on pas se donner des objectifs sociaux, écologiques, humanistes ? C'est ce que nous avons fait. Le problème central du capitalisme “unidimensionnel” est qu'il ne laisse place qu'à une seule manière de faire : rentrer des profits immédiats. Pourquoi n'intègre-t-on pas la dimension sociale dans la théorie économique ? Pourquoi ne pas construire des entreprises ayant pour objectif de payer décemment leurs salariés et d'améliorer la situation sociale plutôt que chercher à ce que dirigeants et actionnaires réalisent des bénéfices ? [7]».
Il faut néanmoins noter que ces méthodes peuvent être victimes de leur succès. Les récents excès concernant le microcrédit en Inde en sont l’illustration. Un certain nombre de banques se sont lancé sur le marché avec des commerciaux rémunérés au nombre de crédits qu’ils donnent. Les emprunteurs empruntant alors souvent pour développer leur consommation et non plus une activité rentable, ne peuvent plus rembourser et empruntent alors pour rembourser le premier prêt auprès d’une autre institution de microcrédit, se mettant ainsi très vite dans des situations de surendettement tandis que les institutions de microcrédit, basées non plus sur le développement des personnes mais sur la réalisation de gains toujours croissants n’hésitent pas à s’introduire en bourse tout en prêtant à des taux dépassant 30 à 40 %.
Une terrible illustration des dérives auxquelles peuvent donner lieu d’excellentes idées si celles-ci ne sont pas encadrées.
3.3- L’investissement et l’évaluation éthique
Le désir de procéder à des investissements respectant un certain nombre de normes éthiques est né dans des communautés religieuses (catholiques en Europe continentale et anglicanes aux Etats-Unis et Angleterre). Ces investissements devaient se baser sur une notation éthique de l’activité économique. C’est ainsi qu’ont été crée un certain nombre d’indices et de méthodes d’évaluation qui analysent les dimensions sociales et environnementales des entreprises et pas uniquement la dimension économique.
Ce mouvement est encore dans ses premières phases ce qui fait que nous sommes loin d’avoir une unanimité en ce qui concerne les critères selon lesquels doit être jugé le caractère éthique d’une entreprise. Après la création du Domini Social Index (DSI 400) en 1990, on a vu apparaître 14 familles différentes d’indices dont les plus importants sont le Dow Jones Sustainability Index (DJSI) et le FTSE4Good. Mais il faut se souvenir que c’était la même chose pour le plan comptable et l’évaluation financière des entreprises il y a un siècle. Ainsi le manque d’unité dans les critères actuels ne saurait être une raison pour rejeter une démarche qui est encore dans sa phase de démarrage.
L’investissement éthique représente aujourd’hui 16% de l’investissement aux Etats-Unis, ce qui est loin d’être négligeable.
Il est important de noter que l’investissement éthique est un investissement destiné à rapporter de l’argent à ceux qui l’effectuent (et d’ailleurs la comparaison de l’évolution des indices montre une légère supériorité des indices d’éthique sur les indices boursiers « normaux »), que le microcrédit est un prêt bancaire (si le taux d’intérêt d’un microcrédit est nul, ce n’est plus du microcrédit) et le commerce équitable est une forme de commerce.
Ces trois activités se situent donc bien à l’intérieur de l’économie de marché mais intègrent justice, développement du lien social et préoccupation éthique.
Nous sommes bien là face à une forme d’activité économique, qui sans renier certains des principes de base du marché, et tout en stimulant le développement de l’activité économique des individus, se situe dans le cadre du post capitalisme.
3.4- L'économie de la connaissance, une opportunité exceptionnelle pour le développement de la gratuité
Selon le fameux adage « si nous avons chacun une pomme et que nous l'échangeons, nous repartons avec une seule pomme. Si nous avons chacun une idée et que nous l'échangeons, nous repartons avec 2 idées ».
Cela illustre bien les potentialités existantes dans le domaine de la connaissance. Le meilleur exemple est peut-être Wikipédia, cette encyclopédie en libre accès crée en 2001 par Jimmy Wales. Son projet a "pour objectif d’offrir un contenu librement réutilisable, neutre et vérifiable, que chacun peut éditer et améliorer". Cela n'est possible que grâce à la mobilisation du savoir de dizaines de milliers de rédacteurs bénévoles.
Bien entendu, de nombreuses erreurs ou polémiques peuvent exister au sujet de différents articles de cette encyclopédie. Mais le processus de révision et de correction développé également par des bénévoles, fait que, dans le long terme, cette encyclopédie ne contient pas tellement plus d'erreurs que l'encyclopédie Britanica. Sa gratuité et son accès en ligne font de Wikipédia un outil d'une importance exceptionnelle, auquel ont recours, selon les dernières statistiques 365 millions de personnes à travers le monde, ce qui en fait le 8ème site le plus visité au monde. Même si le gain économique issu d'une telle démarche est difficile à quantifier, il est néanmoins énorme si l'on songe au temps qu'il faudrait dépenser aux différentes personnes à la recherche d'information pour trouver celles-ci si Wikipédia n'existait pas. C'est un véritable service public d'éducation et de diffusion des connaissances auquel se livre cette organisation à but non lucratif (Wiképidia est contrôlée par une fondation qui fonctionne uniquement grâce à des dons et refuse pour l’instant de recourir à la publicité pour financer les besoins de l’encyclopédie).
Ici, nous sommes non seulement dans le plein usage de la gratuité, mais aussi d'une première illustration concrète de l'importance d'une intelligence collective au niveau mondiale. Comme ne pas penser que des projets comme celui-ci, illustre certaines des intuitions de Pierre de Teilhard de Chardin sur la Noosphère ?
Le développement d’une communauté du logiciel libre, entre autres autour du système d’exploitation Linux, montre bien comment une économie de la gratuité est possible.
En effet, si le système d’exploitation lui-même est gratuit et son code source à la disposition de tous les programmeurs qui peuvent ainsi l’améliorer, de nombreuses applications se sont développées autour de Linux qui, elles, sont payantes et permettent aux développeurs de Linux de vivre tout en continuant de s’occuper bénévolement de l’adaptation du système d’exploitation lui-même. Un tel système s’inscrit dans une chaîne qui va de pratiques réellement situées dans le domaine du non-profit comme Wikipédia à des pratiques à buts commerciaux comme celles de Skype ou de Google (voir paragraphe 4.1) en se situant à mi chemin entre les deux.
3.5- Les systèmes d'échange locaux
Pour être complet en ce qui concerne ces nouvelles formes d'activités économiques, il faut mentionner ici les systèmes d'échanges locaux ou monnaies locales qui permettent de développer le lien social en valorisant des activités locales. Par exemple, l'échange d'un travail de plombier contre un cours de mathématiques donné aux enfants du plombier.
Ces monnaies locales, dont le développement pourrait prendre de l'importance si de grandes crises monétaires ont lieu, ont pour premier effet de renforcer le lien social en incitant les membres d’une communauté à dépenser leur argent à l’intérieur de celle-ci. On peut noter le succès du développement de telles monnaies, aussi bien dans un ancien bidonville brésilien tel que Palmeiras ou dans une ville anglaise relativement bourgeoise comme Totnes. Ces monnaies sont parfois assorties d'un mécanisme faisant diminuer la valeur des billets, si ceux-ci ne circulent pas. Intéressante initiative contre une trop grande thésaurisation.
Mais la révolution dont nous parlons ne se situe pas seulement dans de nouvelles organisations, et de nouvelles formes d'actions économiques. Un certain nombre d'entreprises ont développé des modèles qui illustrent parfaitement le souhait de Benoît XVI de voir se développer "de profonds changements dans la façon de concevoir l'entreprise"[8].
4- De nouvelles conceptions de l’entreprise
4.1- La gratuité du produit principal
Une entreprise comme Google est une entreprise totalement commerciale qui fait des profits importants et dont certains craignent même le statut hégémonique qu’elle pourrait atteindre dans les prochaines décennies.
Pourtant cette entreprise a une caractéristique bien particulière : son service principal est entièrement gratuit.
En effet, personne n’a jamais payé pour faire des recherches en utilisant le moteur de recherche de Google.
Les moteurs de recherche jouent un rôle essentiel, on pourrait même dire un rôle de service public dans le monde d’Internet.
Sans eux, l’internaute serait quasiment aveugle et ne saurait où chercher l’énorme connaissance disponible sur le web.
Google est le principal d’entre eux avec 67,5% de part de marché au niveau mondial, 66,3% aux Etats-Unis et plus de 90% en Allemagne, en France, au Royaume Unis, en Italie et en Espagne.
Cette position dominante en fait un acteur incontournable pour tous ceux désirant faire de la publicité sur Internet autour de leurs produits.
C’est ainsi que l’entreprise assure ses revenus, mais il s’agit d’une activité annexe, son activité principale, qui nécessite des investissements très importants avec des ordinateurs toujours plus puissants et des centres de stockage énorme, est totalement gratuite.
De la même façon, un compte Gmail et le stockage de données qui va avec est également gratuit.
Bien évidemment il ne s’agit pas d’actes gratuits en soi. Il s’agit de « donner pour avoir ». Mais il s’agit bien d’une forme économique différente car ce n’est pas un échange ici, Google donnant sans retour de l’information ou des moyens gratuitement à des millions d’internautes de façon à se mettre en position dominante et à constituer un passage obligé pour les entreprises. Même s’il s’agit d’une entreprise à but lucratif, qui utilise la gratuité pour se rendre incontournable, il n’empêche que cette gratuité existe bel et bien et qu’elle donne des moyens à un très grand nombre de personnes qui ne pourraient sans doute pas se payer de tels services (recherche et hébergement) si ceux-ci étaient payants.
Ce modèle est loin d’être le seul. Une société comme Skype a révolutionné les télécommunications en créant des communications orales gratuites via des ordinateurs. Dans le cas de Skype, la gratuité est encore plus importante que dans le cas de Google. Certes Skype propose bien des services payants permettant par exemple d’appeler vers des numéros de téléphone fixe et mobile et non plus vers des ordinateurs mais, jusqu’à preuve du contraire, ce modèle est beaucoup moins rentable que celui de Google.
Plus généralement la gratuité joue un rôle absolument incontournable sur Internet. L’internaute a pris l’habitude de bénéficier de services gratuits et il sera très difficile de lui faire payer demain ce qui est gratuit aujourd’hui. Une société telle que Skype qui se mettrait à faire payer les communications audios entre ordinateurs, aujourd’hui gratuites, se verrait très certainement immédiatement abandonnée au profit d’un concurrent qui proposerait ce même service gratuitement, et qui ne manquerait pas d’apparaître si le principal service de Skype devenait payant. Même chose si demain Google facturait ne serait-ce qu’un centime d’euro chaque utilisation de son moteur de recherche. On peut ainsi dire que l’économie mise en place par Internet a rendu la gratuité irréversible pour toute une série d’entreprises qui accomplissent un véritable service public en mettant divers moyens gratuits au service des internautes du monde entier (cela concerne aussi les sites comme Youtube, Myspace ou les réseaux sociaux comme Facebook).
Ces entreprises se doivent alors d’inventer des modèles économiques leur permettant néanmoins de faire des bénéfices tout en étant obligées, par le système qu’elles ont elle-même bâti et l’habitude qu’elles ont crée, et continuer à rendre gratuitement le service qui a assuré leur célébrité. Cela n’est pas sans risque potentiel car on peut parfois craindre que la gratuité ne soit que le premier pas d’une stratégie commerciale pouvant avoir des aspects négatifs pour l’utilisateur une fois que l’entreprise se sera rendue incontournable. C’est ce que montre par exemple la polémique sur la vente des données personnelles des 500 millions d’utilisateurs de Facebook par cette société, ce qui a provoqué un mouvement de désengagement de la part d’un certain nombre de personnes. Nous voyons ainsi que, mal utilisée, la gratuité peut être un piège.
Néanmoins le développement de la mondialisation et l’entrée dans l’ère de la connaissance ont fait chuter les barrières classiques qui existaient entre différents secteurs de la société. Ainsi la frontière entre activité à but lucratif et non lucratif, service gratuit et payant, secteur public et secteur privé[9] est beaucoup plus floue aujourd’hui que dans le monde capitaliste classique.
4.2- Don et création du lien social à travers des gestes quotidiens dans l’entreprise
Peu de choses différencie parfois au plan strictement matériel une entreprise où les personnes peuvent s’épanouir et développer leurs capacités et une entreprise où peuvent se développer des crises, voire des series de suicides.
Ce sont parfois de petites choses qui peuvent faire une grande différence.
Une personne peut travailler de chez elle quand ses enfants sont malades mais travaillera tard en cas d’urgence extrême pour l’entreprise. Des « anciens » transmettront leurs savoirs de l’entreprise à des jeunes pouvant venir de quartiers difficiles. Des salariés accepteront de se former en dehors du temps de travail dans des formations financées par leur entreprise.
Plus généralement c’est le développement des liens sociaux dans l’entreprise et la mise en place de structures permettant à des salariés de faire preuve d’autonomie qui sont les meilleures façons de mettre en place des systèmes où les salariés peuvent s’épanouir.
Une expérience française déjà ancienne, celle du groupe Sulzer Diesel France, l’avait montré.
Dans une entreprise au bord de la faillite, une réorganisation complète des méthodes de management permettant aux salariés de tout niveau hiérarchique de se réunir, parfois en dehors de leur temps de travail, pour faire un certain nombre de propositions et l’engagement de la direction générale d’accepter au moins 70% des propositions avaient permis de trouver au sein même de l’entreprise les idées et les améliorations qui ont permis de sauver celle-ci[10].
Cela était accompagné de mise en place de comités intitulés « les métiers s’expliquent » où un commercial allait présenter ses activités à un ouvrier et réciproquement. Tout cela avait commencé par la remarque d’une ouvrière : « si on commençait par se dire bonjour le matin ?» ce que l’on ne faisait plus depuis longtemps.
Ce genre de démarche peut aller très loin comme le montre l’exemple de la société Gore, dont tout le monde connaît le produit vedette, le Goretex.
Depuis près de 50 ans, cette société s’est organisée quasiment sans hiérarchie, il n’ y a pas de chefs, mais des « leaders », et l’on devient leaders quand d’autres salariés participent au projet que vous avez initié.
Les salariés proposent en permanence des projets, et ceux-ci sont développés, si et seulement si, ils attirent d’autres salariés. Les salariés sont donc incités dès le début à partager leurs idées au lieu de les garder pour eux, puisque la seule façon de les réaliser est de convaincre le plus grand nombre de la justesse de ses idées.
Ainsi on est pas nommé leader, on le devient quand on a le soutien d’un nombre suffisants d’autres personne situées au même rang que vous.
Dans une telle entreprise, les salariés choissent librement sur quel sujet ils veulent travailler et avec qui ils veulent travailler. La motivation est ainsi bien plus grande car il y a un sens bien plus profond qui est donné au travail. La réussite ou l’échec de celui-ci étant vu pour chaque salarié comme une conséquence de ses actes et non une décision de ses supérieurs.
Notons que Gore rassemble 8 000 salariés répartis dans 45 centres (des petites unités pour garder une taille humaine) avec un chiffre d’affaire de plus de 2 milliards de dollars.
L’actuelle directrice de Gore, Terry Kelly a été nommé suite à un sondage dans l’entreprise où les personnes interrogées devaient donner le nom d’un collègue avec qui ils aimeraient travailler. C’est ainsi que même la directrice générale est choisie par la base. Ce système d’entreprise, véritablement démocratique, a été également décrit comme une « économie du don » puisque chacun est poussé, comme le dit Terry Kelly, a faire cadeau de son idée aux gens qui acceptent de contribuer à sa réussite.
Nous sommes donc face à différents types de dons : le don d’idées, le don de temps pour aider les autres dans l’entreprise, mais ce don de temps peut également concerner la société en général.
Ainsi, plusieurs entreprises américaines ont développé des systèmes dans lesquels les salariés peuvent utiliser 10% de leur temps de travail pour des causes humanitaires. L’entreprise faisant ainsi le don d’une partie du temps que le salarié lui doit pour l’encourager à aider non pas des personnes de l’entreprise mais des membres de la société en général. Ceci nous amène à un autre concept important : celui de stakeholders.
4.3- La révolution des stakeholders : quand l’entreprise prend en compte le Bien Commun
Avant on demandait à une entreprise de produire des produits de qualité à un prix accessible.
Tout le reste était souvent noyé dans l’expression « Business is Business ».
Aujourd’hui, le cadre conceptuel dans lequel évolue l’entreprise a profondément changé.
Le public n’accepte plus ce qu’il aurait accepté, il y a 20 ou 30 ans.
Une entreprise faisant d’excellents produits, mais détruisant l’environnement autour de ses usines au détriment des populations locales ou exploitant des salariés en les faisant vivre dans des conditions inhumaines, connaîtra tôt ou tard d’importants problèmes susceptibles de se répercuter sur l’activité même de l’entreprise. Les entreprises de demain devront ainsi prendre en compte les stakeholders c’est-à-dire tous ceux concernés par l’activité de l’entreprise et non pas seulement les stockholders.
De nombreuses entreprises ont d’ores et déjà franchi ce pas qui illustre de façon frappante les propos de Benoît XVI sur « la conviction selon laquelle la gestion de l’entreprise ne peut pas tenir compte des intérêts de ses seuls propriétaires mais aussi de ceux de toutes autres catégories de sujets qui contribuent à la vie de l’entreprise : les travailleurs, les clients, les fournisseurs des différents éléments de la production, les communautés humaines qui en dépendent [11]».
Ainsi les glaces Ben et Jerry ont elles été crées autour d’un concept de ce type : l’entreprise achetant son lait à des petits producteurs à un coût plus important que celui du marché, achetant ses fruits secs dans le cadre du commerce équitable, mettant en place quelques-unes des premières crèches d’entreprises aux Etats-Unis permettant aux mères de venir travailler avec leurs enfants, embauchant un certain nombre de SDF et allant même jusqu’à subventionner des écoles maternelles à proximité de ses usines pour améliorer le climat social autour de l’entreprise et pas seulement dans l’entreprise.
Les magasins Ben et Jerry, en plus de la carte des glaces, proposent aux consommateurs une carte contenant « 50 idées pour être un bon citoyen ».
Comme l’indique le sous-titre de leur ouvrage, les fondateurs de l’entreprise ont tenu dès l’origine à inclure les valeurs dans le cœur de leur business plan tout en faisant bien entendu des profits mais sans chercher la maximisation systématique de ceux-ci[12]
Bien d’autres entreprises devenues par la suite mondialement célèbres ont choisi la même voie basant leur succès sur la prise en compte de tous ceux qui sont impactés par l’activité de l’entreprise et essayant d’exercer une influence positive sur l’évolution de la société telles que Patagonia[13], Bodyshop[14], Nature et Découvertes ou Innocent Drinks. Ainsi de telles sociétés utilisent des produits naturels ou biologiques, travaillent à la réduction de leur empreinte écologique mais aussi partagent leurs profits par l’intermédiaire de fondations, voire en soutenant et en prêtant de l’argent à certains de leurs fournisseurs
4.4 Au-delà du profit
Certaines expériences, certes relativement extrêmes, montrent qu’une entreprise ayant des activités purement commerciales peut se développer sans être animée par une logique de profit.
Give something back est une entreprise spécialisée dans les fournitures de bureau qui existe depuis une vingtaine d’années.
La spécificité de cette entreprise est de n’avoir jamais versé de dividendes à ses actionnaires alors qu’elle a toujours réalisé des bénéfices.
Les actionnaires, qui sont aussi les fondateurs de l’entreprise, sont salariés par celle-ci.
Etre actionnaire permet de décider à quelle cause humanitaire vont être donnés 1/3 des bénéfices. Un autre tiers du bénéfice est donné en fonction du vote des salariés et le dernier tiers est versé en fonction du vote des clients.
Bien évidemment les sommes distribuées sont les bénéfices après qu’aient été effectués les investissements nécessaires pour la croissance de l’entreprise. Celle-ci est depuis quelques temps numéro 4 dans son domaine aux Etats-Unis (même si elle est très loin de la taille des trois premiers).
La qualité de service et les prix de Give something back étant les mêmes que ceux de ses concurrents un des arguments de vente de l’entreprise est : pourquoi choisir un autre fournisseur alors qu’ici les bénéfices générés par vos achats seront distribués et que de plus vous aurez un droit de regard sur la redistribution de ces bénéfices, proportionnel au montant de vos achats.
Mike Hannigan, PDG de Give something back pense qu’à terme, ce genre de modèle pourrait se généraliser grâce à la pression populaire qui favoriserait ce type d’entreprise par rapport aux entreprises classiques.
5- Le développement du "don visible" dans la société moderne
Récemment, les deux personnes les plus riches de la planète, Warren Buffett et Bill Gates, ont lancé une initiative de "The giving pledge" pour encourager les autres milliardaires américains à donner, de leur vivant ou après leur mort, au moins 50% de leur fortune. Ils ont été rejoints pour l'instant par 57 autres milliardaires, cumulant près de 150 milliards de promesse de dons.
Cette irruption du don dans la sphère économique, mais aussi médiatique, n'est si l’on ose dire, pas gratuite. Il est clair que dans une période de crise comme celle- ci, le fait d'annoncer des dons aussi importants (Gates et Buffet ont annoncé qu'ils donneraient jusqu'à 99% de leur fortune après leur mort) obéit également à une logique de statut social. Néanmoins, il s'agit bien de dons qui ne sont pas effectués dans le but d'obtenir directement ou indirectement un profit économique.
Comment ne pas rapprocher ce développement très important de la publicité autour du don dans notre société de la démarche du Kula qu' a particulièrement analysé Marcel Mauss. Le Kula est un système d'échange de biens qui n'ont pas de valeurs économiques directes, et qui ont lieu entre les tribus d'une vingtaine d'îles de l'Est de la Nouvelle-Guinée.
Il a été analysé pour la première fois par l'anthropologue Polonais Bronislaw Malinowski. Comme Marcel Mauss l'a bien montré, le Kula a un rôle de création de lien social, met en valeur le donateur, permet éventuellement plus tard de faciliter des échanges économiques grâce aux liens créés. Mais le véritable Kula n’est en aucune façon s'accompagné d'échanges marchands, lesquels portent un nom tout à fait différent (Gimwali) dans la langue de ces indigènes.
Lors des grands voyages consacrés au Kula, les vaisseaux partent chargés uniquement de biens à offrir, car il serait mal vu d'emporter également des biens destinés à l'échange marchand. Marcel Mauss a montré comment ces systèmes de dons réciproques permettaient de maintenir la paix. On peut d'une certaine façon penser que la paix sociale nécessite également, dans une période comme la nôtre, un développement important du don, mais aussi sa mise en scène. Même si cela s'oppose aux principes de l'évangile (« que ta main gauche ignore ce que donne ta main droite ») et que cela peut choquer certains. Cette médiatisation du don, au-delà du prestige social dont elle pare les donateurs (ce qui était également le cas pour les pratiquants du Kula) peut avoir un rôle d'effet d'entraînement (c'est l'objectif avoué de Gates et Buffet). Si cet exemple était largement suivi, son effet distributif à l'échelle de la société serait non négligeable.
Il est à noter que cela se développe également dans un pays comme la Chine avec des chefs d'entreprise tels que Chen Guangbiao, qui pratique ce qu'il appelle « la charité hautement visible », faisant des dons très importants à des causes humanitaires, allant jusqu'à donner 75% des bénéfices de son entreprise, en médiatisant ses dons, de façon dit-il, à inciter ses collègues chinois à en faire autant alors que ces pratiques sont nettement moins développés en Chine qu'aux Etats-Unis.
Son action ne s'arrête pas à la charité, mais également à la mise en place d'équipes d'urgence privées qui interviennent systématiquement dans les catastrophes naturelles en Chine[15]. Lui même s'est engagé à donner la totalité de sa fortune.
Bref, si tout ces annonces peuvent parfois semble faire partie d'un « charity business », ce retour du don ne doit pas être pris à la légère, puisque comme l'ont montré les travaux anthropologiques que nous avons cités, il s'agit là d'une composante fondamentale de l'être humain.
Conclusion
C.1- De nouvelles formes d’activités économiques incluant une nouvelle conception de l’entreprise.
Ce que nous avons montré dans la synthèse à laquelle nous avons procédé c’est que : l’émergence d’une société post capitaliste basée à la fois sur la connaissance et l’intelligence mais aussi sur un désir d’éthique de la part du grand public permettait le développement de nouvelles formes d’activités économiques intégrant la justice et le développement du lien social et pouvant aller jusqu’à mettre la gratuité au coeur de leur pratique de fonctionnement tout en restant à l’intérieur de l’économie de marché. Cela concerne autant des pratiques intégrant la justice et l’éthique comme le commerce équitable que les nouvelles technologies comme Wikipédia ou les logiciels libres.
Ceci favorise également le développement de nouvelles formes d’entreprise plus à même de permettre le développement humain et prenant en compte les stakeholders et non pas seulement les stockholders et même parfois l’intérêt de la société en général.
C.2- Des opportunités pour l’Eglise catholique
Cette évolution, commencée il y a près d’une vingtaine d’années, correspond totalement aux attentes et injonctions exprimées par Benoît XVI dans Caritas in Veritate
Il y a là pour l’Eglise la possibilité de se repositionner comme un acteur majeur dans la mutation sociétale en cours.
Pour cela trois obstacles doivent être surmontés :
C.2.1- L’Eglise doit parler le vocabulaire des acteurs de cette révolution en cours. Des mots comme « commerce équitable » ou « stakeholders » sont absents de l’encyclique alors que les concepts correspondant à ces mots sont rappelés a de nombreuses reprises comme le montrent les citations que nous avons effectuées.
C.2.2- Un certain nombre des acteurs de cette révolution viennent de milieux éloignés voire opposés à l’église catholique (les milieux issus de l’héritage de Mai 68 par exemple). Face aux défis auxquels l’église catholique est soumise dans le monde occidental, un tel rapprochement avec des acteurs clairement identifiés comme non chrétiens (mais ayant souvent une quête de sens voire une quête religieuse et partageant totalement les critiques de l’église envers l’ultra matérialisme et le consumérisme de la société actuelle) ne pourrait être que fortement positif.
C.2.3- Certains acteurs de cette révolution sont des chrétiens voire des catholiques qui, avec parfois vingt ans d’avance, ont mis en pratique les recommandations contenues dans Caritas in Veritate. Mais il s’agit souvent d’acteurs qui se sont éloignés du Vatican à l’époque de la théologie de la libération. Il paraît très important que l’Eglise catholique tende la main a ces pionniers[16].
Dans une période où l’Eglise a beaucoup souffert, non pas seulement en terme d’image mais où sa légitimité sociale a été mise en doute, nous pensons que les limites de l’ultra libéralisme et d’une société matérialiste et consumériste démontrée par la crise actuelle, lui offre une opportunité exceptionnelle pour se repositionner dans le débat sociétal et retrouver la place et la légitimité qui doit être la sienne. Pour cela, il faut clairement que l’Eglise entre en dialogue et soutienne les différents acteurs d’une révolution économique qui vise à mettre en place une économie qui correspond à celle que le pape appelle de ses vœux dans l’encyclique Caritas in Veritate.
Il paraît également important que l’église continue à intervenir régulièrement dans le débat public pour condamner un certain nombre de pratiques basées sur la spéculation et l’irresponsabilité et qui entraînent souvent la détérioration des conditions de vie du plus grand nombre initiée par un tout petit nombre de personnes recherchant des profits rapides qui ne soient liés à aucune création d’une véritable valeur économique.
C.3- Les différentes formes de gratuité liées à l’économie et à l’entreprise
Nous avons montré à quel point la gratuité était importante aussi bien pour que puisse se développer des relations économiques harmonieuses entre les hommes en général que dans le cadre de la nouvelle économie en particulier. Néanmoins, il est important de bien différencier ces formes de gratuité.
C.3.1- La gratuité vraiment gratuite.
- Des démarches comme celle de Wikipédia qui va (pour l’instant) jusqu’à refuser de se financer par la publicité, ce qui serait extrêmement facile vu son audience, sont des démarches vraiment gratuites puisque cette activité ne génère pas d’activités secondaires susceptibles de générer des profits.
- On peut également classer le mouvement du logiciel libre tel que Linux dans cette catégorie, même si le développement de tels logiciels est susceptible de créer un marché dérivé dont certains peuvent tirer profit, car ici aussi la gratuité est au cœur de la démarche.
- Le cas de Give Something Back est intéressant. L’entreprise donnant la totalité de ses bénéfices, elle pratique la véritable gratuité, mais on pourrait faire remarquer que cette stratégie de dons peut amener certains clients à favoriser l’entreprise et donc à faire augmenter son chiffre d’affaire. Ce qui classerait cette entreprise dans la catégorie suivante (celle de la gratuité avec retour indirect). Mais tant que l’entreprise continuera à distribuer tous ses bénéfices, celle-ci se situera dans une démarche de vraie gratuité puisque l’augmentation de son chiffre d’affaires aura comme seule conséquence d’augmenter les dons qu’elle peut faire.
- De nombreux gestes effectués par un salarié pour son entreprise, ou l’inverse, peuvent être réellement gratuits et contribuer à bâtir ce « vivre ensemble » qui est nécessaire à la bonne marche de l’entreprise.
- Le don anonyme effectué par un chef d’entreprise ou par un philanthrope représente une démarche totalement gratuite. C‘est pour cela qu’elle est rarement faite par l’entreprise en tant que telle mais plus souvent par des personnes.
C.3.2- La gratuité avec retour indirect.
- Bill Gates, Warren Buffet et les autres milliardaires qui s’engagent à donner la majorité de leurs fortunes ne reçoivent pas d’avantages[17] des dons gigantesques auxquels ils s’engagent. Néanmoins, le « High Profile Charity » auquel ils se livrent contribue fortement à modifier leur image et donc leur statut social.
On peut penser que ce retour indirect peut constituer, au moins pour certains d’entre eux, une motivation à l’existence de tels dons.
- Les entreprises qui, comme Nature et Découvertes, Patagonia, Ben et Jerry, Innocent Drinks ont crée des fondations pour distribuer une partie de leurs bénéfices n’en attendent pas de retour direct. Néanmoins, le côté militant de telles entreprises et la façon dont elles prennent en compte le bien commun peut amener un certain nombre de consommateurs à les privilégier. Elles peuvent donc bénéficier d’un retour indirect de leurs dons.
C.3.3- La gratuité avec retour direct.
- Google, Skype ou Youtube mettent à la disposition de centaines de millions de personnes un certain nombre de services gratuits mais avec la volonté d’obtenir, grâce à leur audience, un certain nombre de bénéfices. Ici, la gratuité a pour fonction d’obtenir un retour direct. De telles stratégies sont en général profitables pour l’usager (qui bénéficie de services vraiment gratuit sans rien devoir donner en retour), sauf si la stratégie de l’entreprise a pour but d’obtenir un certain nombre de données personnelles auprès des usagers pour les vendre, ce qui constitue un risque important d’intrusion dans la vie personnelle des usagers.
- Dans une entreprise comme Gore, où une économie du don d’idées a été mise en place, il faut être conscient que, même si cela permet aux personnes de mieux se réaliser dans leur travail, elles n’attendent pas moins de ce don d’idées un certain nombre d’avantages en ce qui concerne leur statut dans l’entreprise.
C.3.4. Justice et lien social
Il faut également associer à la gratuité les démarches permettant de développer la justice et les liens sociaux à l’intérieur même de l’activité économique. Car elles constituent avec les différentes formes de gratuités que nous venons de mentionner, un ensemble cohérent.
- Le commerce équitable et la notation éthique sont principalement centrés sur l’idée d’intégrer la justice dans les activités économiques.
- Le micro-crédit et les systèmes d’échanges locaux contribuent, quand ils sont bien encadrés, à la création du lien social.
C.4 La nécessité de diffuser et de soutenir les nouvelles formes d’activités économiques et d’entreprises
Nous pouvons dire sans exagération que nous nous trouvons à une période critique du développement de l'humanité. Si ce développement continue à être principalement dominé par des forces aveugles ne recherchant que le profit matériel, il est très probable que nous allons au devant de catastrophes majeures dont les événements que nous venons de vivre ne seraient que les signes annonciateurs.
Heureusement, comme nous l’avons démontré ici, d’autres formes d’activités économiques et de nouveaux types d'entreprises se sont développées au cours des vingt dernières années. Elles sont susceptibles de résoudre au moins une partie des problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Il est donc essentiel que le plus grand nombre d’acteurs de la société civile, à commencer par les chrétiens, s’engagent pour soutenir et développer ces pratiques. C’est ce que nous essayons de faire dans le cadre de la Fondation Ecophilos, dont le vice-président est le père Nicolas Buttet, et dont l’action est inspirée par la doctrine sociale de l’Eglise. C’est dans ce cadre qu’a été crée le Zermatt Summit, destiné à rassembler les acteurs des révolutions de la gratuité, du don, de la justice et du lien social, à documenter les bonnes pratiques, à inciter les dirigeants d’entreprises à intégrer ces nouvelles dimensions et à mener des recherches sur les évolutions sociétales et législatives permettant de remettre l’homme au centre de l’économie.
Un premier sommet s’est tenu en juin 2010, le second aura lieu du 16 au 18 juin 2011. Nous appelons fortement à la mise en réseau des différentes initiatives de ce type pour qu’une masse critique puisse être atteinte, et que de nouveaux moyens puissent être trouvés, de façon à pouvoir réellement contribuer à la modification des pratiques économiques, et cela non seulement dans un but de justice, mais parce que la survie de notre civilisation en dépend.
[1] The roaring nighties, Norton 2003
[2] Caritatis in Veritate - Libreria Editrice Vaticana 2009, paragraphe 36.
[3] Benoît XVI ouvrage cité paragraphe 35,
[4] Voir par exemple sur ce point Caritas in Veritate, paragraphe 7 et 42.
[5] Harper et Collins Publisher, 1993
[6] Ouvrage cité paragraphe 39.
[7] Le Monde du 25/04/2008
[8]Ouvrage cité paragraphe 39.
[9] Ce dépassement de la distinction entre public et privé est mentionné par l’encyclique au paragraphe 41
[10] Oser la confiance, Propos sur l'engagement des dirigeants, Bruno Jarrosson, Vincent Lenhardt, Bertrand Martin, Editions INSEP, 1997
[11] Ouvrage cité, paragraphe 40
[12] Double Dip: How to Run a Values Led Business and Make Money Too, Ben Cohen Ben Cohen et Jerry Greenfield Simon and Shuster New-York, 1997.
[13] Yvon Chouinard Let My People Go Surfing: The Education of a Reluctant Businessman - Penguin Press HC, The First Edition edition (October 6, 2005) Version française : Homme d’affaire malgré moi- Préface de François Lemarchand Vuibert 2006
[14] Anita Roddick, Business As Unusual, Thorsons; 1st edition (18 Sep 2000). En français : Corps et Âme : L'Aventure de The Body Shop racontée par sa fondatrice - Village Mondial (20 décembre 2003).
[15] Voir le site : http://en.jshp.com.cn/index.html
[16] Nous pensons entre autres ici au cas du commerce équitable
[17] Autre que fiscal bien sûr, mais ceci ne saurait être la motivation principale quand on annonce des dons atteignant 99% de la fortune en question.