Le manager, la particule et le monde
Jean STAUNE
Mon objectif est de vous donner une idée de l’importance, pour le management, des changements de paradigmes évoqués par Jacques Tournier.
I.Une analyse de la vision classique du monde
1.L’importance de la vision de l’homme et du monde pour l’organisation sociale et économique
Les Chinois ont fait avant nous un certain nombre de découvertes absolument fondamentales, la poudre à canon, l’imprimerie, la boussole, etc. Mais la société chinoise n’a pas du tout été impactée par ces découvertes. L’Occident, qui a fait les mêmes découvertes deux siècles plus tard, a littéralement explosé grâce à ces progrès. S’il existe un “ hard ” du progrès scientifique, il existe aussi un “ soft ”. Ce “ soft ”, propre à chaque société, c’est la vision de l’homme et du monde, le paradigme dominant. Le paradigme des Chinois était que le monde n’était pas compréhensible en soi, si bien que les découvertes se succédant n’étaient jamais reliées entre elles. Le paradigme de l’époque de Thomas d’Aquin consistait à chercher les lois de Dieu derrière les apparences. Les découvertes étaient reliées entre elles et c’est ainsi que des progrès étaient effectués.
Les philosophes grecs ont inventé des principes fondamentaux (démocratie, …) qui ne les empêchaient pas d’être servis par des esclaves. Ce paradoxe s’explique par la vision de l’homme en vigueur chez les Grecs. Dans le Ménonde Platon, Socrate montre qu’un esclave a accès à des concepts abstraits tels que la triangulation au même titre qu’un homme libre. Mais il ne va pas plus loin et ne remet pas en cause l’esclavage, parce que dans la vision du monde des Grecs, il y avait d’un côté les Barbares et de l’autre les Grecs, la condition d’esclave étant normale pour les premiers.
2.Importance de la science dans notre société pour l’établissement de la vision de l’homme et du monde
Dans notre civilisation, un lien entre différentes sciences, les sciences mécaniste et cartésienne issues des révolutions de Copernic, Newton ou Kepler, a remplacé la vision quelque peu magique du Moyen âge illustrée par la Chanson de Roland. Cette nouvelle vision du monde issue du début de la Renaissance va avoir un impact sur la société. Elle est basée sur des concepts déterministes et réductionnistes, qui cherchent une cause physique à chaque phénomène observé. C’est avec Descartes que la méthode réductionniste se met en place. Ces concepts de déterminisme et de réductionnisme sont à la base de la science “ classique ”, laquelle rendra notre société plus performante qu’aucune autre civilisation à travers l’histoire. La rencontre de ces deux concepts permet d’expliquer la spécificité de notre société. C’est la première à avoir affirmé que le réel est auto-explicatif. Dans la vision classique, tout le réel peut expliquer le réel. Kepler lui-même, avant Newton, pensait que c’étaient les anges qui faisaient tourner les planètes.
3.Conséquences de la vision classique sur la société
Comment la vision classique peut-elle impacter la société ? L’exemple de Copernic est édifiant. Le fait de savoir si la terre tourne autour du soleil ou si c’est l’inverse ne devrait pas, a priori, avoir d’impact sur l’agriculture, qui était le problème crucial de cette époque de disette chronique. Pourtant, la révolution copernicienne va avoir, avec un siècle de décalage, un impact social et économique considérable. L’idée selon laquelle la terre tourne autour d’un soleil qui se lèvera chaque jour, quoi qu’il arrive, introduit la notion de prédictibilité et donc de déterminisme. Ces notions vont se répandre des couches les plus instruites vers les couches les plus riches pour redescendre en cascade vers toutes les couches de la société. Jean Fourastié a décrit ce lent mouvement de descente en cascade des concepts classiques et la façon dont ils modifient les comportements. Il indique que ses grands parents paysans en Ardèche ont appartenu à la dernière génération à avoir été atteinte par ce mouvement, au XIXè siècle. L’idée selon laquelle le réel est auto-explicatif mettra des siècles à s’imposer mais sera cruciale dans la modification des comportements.
Pour investir, il faut avoir une vision cohérente et structurée de l’avenir immédiat. Avec une vision totalement magique du monde, la notion même d’investissement est absurde. Les premiers “ capitalistes ” n’ont pu se mettre à investir que parce qu’ils avaient acquis une vision déterministe et mécaniste du monde. Cette vision se répand et en se répandant, elle change les comportements. Max Weber a dit que le protestantisme était à la base du capitalisme. Pas du tout ! Le protestantisme, avec son analyse rationnelle, son refus des miracles, son refus de la transsubstantiation, etc., est une religion qu’il est logique de voir apparaître lorsqu’une vision déterministe s’impose. Le protestantisme est une conséquence d’une nouvelle vision du monde et non une cause.
Toute l’organisation taylorienne du travail est directement liée à la science classique. Laplace nous dit que si un esprit pouvait connaître toutes les positions de toutes les particules de l’univers, il pourrait en déduire tout le futur, évoquant ainsi la notion de déterminisme absolu en 1800. En 1900, Taylor et ses disciples arrivent dans le monde de l’entreprise avec la volonté d’en améliorer la productivité en copiant l’univers et le monde, en transposant les lois de Laplace et de Newton. Chez Laplace, les particules élémentaires sont réglées par différentes formes d’interactions (gravitation, électromagnétisme…). Chez Taylor, l’homme sera la particule élémentaire qui effectuera des gestes répétitifs programmés à la seconde près. La gravitation et l’électromagnétisme seront remplacées par les procédures tayloriennes, calées sur les loi de Newton. Il s’agit d’éliminer l’incertitude dans l’entreprise. Le système d’organisation de l’entreprise n’aurait pas pu être pensé sans la physique classique. Cela vaut également pour le marketing et la publicité. La publicité est pavlovienne : l’homme est une machine et peut être stimulée pour générer un comportement d’achat. La plupart des publicités sont construites sur un a priori quantitatif et déterministe. Cependant, il existe, depuis une vingtaine d’années, des publicités non pavloviennes, décalées, qui traduisent l’évolution de notre société vers le non quantitatif depuis 20 ans.
Je tiens à insister sur le fait que nous sommes formatés dans notre façon de penser. A l’époque de la Renaissance, il était hors de question d’être professeur de physique sans être également professeur de langue ou d’histoire. Le savoir devait être global. L’approche réductionniste permet d’être beaucoup plus performant, mais elle fait perdre de vue une certaine approche globale du monde. C’est l’un des problèmes de notre civilisation. Il faut aujourd’hui du temps pour penser qu’une molécule émise dans l’hémisphère nord puisse attaquer la couche d’ozone dans l’hémisphère sud. Nous avons perdu la pensée globale dans l’aventure extraordinaire qu’a été la science classique.
II.L’émergence d’une nouvelle vision du monde
Ayant la chance de m’adresser à des scientifiques, je ne vous ferai pas l’injure de vous détailler le principe d’incertitude d’Heisenberg en mécanique quantique, ni de vous parler de la relativité du temps et de l’espace, de la théorie du big bang et de ses questionnements philosophiques sur le sens de l’univers. Toutes ces découvertes, que vous connaissez, doivent être remises en perspective. J’en détaillerai plus particulièrement deux, moins connues mais caractéristiques.
1.Le théorème de Gödel
Ce théorème peut s’illustrer de la façon simplifiée suivante. Il s’agit de classer tous les livres du monde entre ceux qui se citent eux-mêmes (traités de comptabilité…) et ceux qui ne se citent pas eux-mêmes (romans…). Une fois ce classement effectué, les deux catalogues obtenus sont deux nouveaux ouvrages qu’il convient de classer. Le catalogue des ouvrages qui ne se citent pas eux-mêmes peut être classé dans la liste des ouvrages existant ne se citant pas eux-mêmes. Mais dès qu’il est inscrit dans cette catégorie, le catalogue devient un ouvrage qui se cite lui-même ! Il n’existe pas de réponse à la question pourtant simple qui est “ où classer le catalogue des ouvrages qui ne se citent pas eux-mêmes ? ”.
Le génie de Gödel a été de pouvoir montrer par son théorème que tout ensemble fini d’axiomes contient au moins une proposition indécidable. Il est démontré depuis 1931 que, dans tout système logique, il existe une faille logique, une proposition du type “ où classer le catalogue des ouvrages qui ne se citent pas eux-mêmes ? ”.
Les constructeurs automobiles utilisent aujourd’hui des modèles complexes à plusieurs milliers de variables auquel ils soumettent leurs projets de voiture afin de savoir si le véhicule va ou non se vendre. Chez Renault, lorsque l’on a soumis le projet Twingo au système, il n’a pas pu donner de réponse positive. L’investissement était d’un milliard d’euros, et jamais un projet de ce coût n’avait été lancé sans validation par le système informatique. La Twingo n’était a priori pas lançable. Un consultant a expliqué le théorème de Gödel à Raymond Lévy et à la Direction de Renault. Il leur a indiqué que dans leur système à plusieurs milliers de variables, il y avait nécessairement des propositions indécidables. La Twingo était l’une d’entre elles. Le consultant a précisé que rien ne garantissait que le modèle se vendrait. Il a simplement signalé qu’il faudrait prendre la décision de lancement sans attendre la validation par le système informatique. Aujourd’hui, Renault continue à utiliser son système, mais en sachant passer outre de temps en temps. En effet, en sortant une fois de temps en temps du cadre logique du système à variables multiples, on a statistiquement plus de chances de l’emporter sur ses concurrents. Ilia Prigogine, inspirateur du nouveau paradigme, parle, dans La fin des certitudes, de l’avènement d’un monde probabiliste. Dans ce monde, un industriel comme Renault en lançant la Twingo, ou l’AvenTime, a statistiquement plus de chances de l’emporter sur un concurrent qui refusera de sortir de son cadre de réflexion classique. Mais sans en avoir toutefois la certitude.
L’histoire suivante sied parfaitement au monde militaire dont vous êtes issus. Dans un roman de science fiction, deux flottes militaires spatiales s’affrontent. Elles ont calculé à l’avance, à l’aide de leurs ordinateurs hyper perfectionnés, que l’une d’entre elles allait être détruite et savent de quelle flotte il s’agira. Les soldats de la flotte devant être détruite se mettent à déprimer et l’un d’entre eux devient fou. Il se met à appuyer frénétiquement au rythme d’une comptine de son enfance sur les touches de l’ordinateur de commande du vaisseau spatial. Le vaisseau se met à évoluer de façon erratique et la flotte de ce soldat va finalement remporter la bataille interplanétaire, le déplacement du vaisseau n’ayant pu être prévu par aucun ordinateur.
Dans la nouvelle vision du monde, un industriel peut tirer un avantage concurrentiel en sortant du système traditionnel, mais cela n’est pas systématique.
2.L’expérience de Sperry
Le second exemple que je tiens à citer concerne l’homme et son cerveau. L’homme n’est-il que neuronal, n’est-il qu’une machine ? Une réponse nous est donnée par l’expérience passionnante qui a été menée par Roger Sperry. Pour soigner des maladies graves, il a séparé les deux hémisphères cérébraux de certains patients en sectionnant les corps calleux. Un sujet au cerveau coupé a été placé devant un écran qu’il doit fixer. Sur la gauche de l’écran, un paysage enneigé ; à droite, une patte de coq. Comme vous le savez, la main droite est contrôlée par l’hémisphère gauche et inversement. On a demandé au sujet de désigner, parmi une liste de vignettes, celle qui correspondait à ce qui apparaissait sur l’écran. Avec la main droite, le sujet montre la vignette représentant une tête de coq. L’œil droit voyant la patte de coq a transmis l’image au cerveau gauche, celui-ci ordonnant ensuite au bras droit de montrer la tête de coq. Mais avec l’autre main, le sujet désigne une vignette représentant une pelle. Quand on lui demande pourquoi, il se met à bafouiller, cherche ses mots, puis indique après quelques hésitations que les poules vivent dans un poulailler qu’il faut nettoyer, d’où la nécessité d’une pelle. En réalité, c’est l’œil gauche du sujet qui a fixé le paysage enneigé, a transmis l’image au cerveau droit, lequel a transmis au bras gauche l’ordre de désigner la pelle, qui est une pelle à neige. Mais le sujet n’a aucun moyen de le savoir, son cerveau étant coupé en deux. Dans ce cas précis, en une seconde, il a inventé un sens à son acte. Si à la place du paysage enneigé on inscrit la phrase “ levez-vous l’expérience est terminée ”, le sujet va quitter la salle. Pour le justifier, il inventera n’importe quelle raison mais ne pourra pas évoquer la phrase lui intimant l’ordre de sortir.
Cette expérience a valu le prix Nobel à Roger Sperry. Elle a permis de démontrer que, dans des circonstances ultimes, on peut prouver que l’homme est un animal porteur de sens. Mis dans une telle situation, si l’homme n’est pas conscient du sens de ses actes, il va immédiatement en inventer un.
La nouvelle vision du monde dont je parle peut se résumer au travers les oppositions suivantes :
- Newton et l’espace/temps absolu face à Einstein, la relativité et à la théorie du big bang ;
- Laplace et le déterminisme absolu face au principe d’incertitude d’Heisenberg et à la mécanique quantique ;
- la vision de Hilbert, qui avait créé un programme de recherche voulant démontrer la complétude de la logique (baptisé “ solution finale ”), rejoignant ainsi la logique déterministe absolue, face au théorème de Gödel ;
- Changeux, qui affirme que l’homme n’est que neuronal, face aux expériences de Sperry, qui prouvent que l’homme est porteur de sens.
III.La nouvelle vision du monde et le management
En quoi la nouvelle vision du monde sert-elle le management ?
1.L’exemple de l’Amiral Nelson
Nelson n’est-il pas au fond qu’un usurpateur ? Il était dans le coma à Aboukir et il est mort au début de la bataille de Trafalgar ! Pourtant, je vais vous montrer, au sens de la nouvelle définition du rôle du manager, que Nelson est bien responsable de ces deux victoires.
A l’époque de Nelson, les flottes s’affrontaient alignées en rang d’oignons. Il n’était pas question pour un navire de rompre la ligne sauf pour être réparé. Ce système était très conservateur et il était difficile de couler une flotte entière. Nelson avait pour habitude de réunir ses capitaines de vaisseau ; ils évoquaient ensemble leur vision de la bataille maritime mais aussi leur vision du monde. Nelson a écrit qu’il souhaitait développer un common understanding, une vision commune entre tous ses capitaines.
A Aboukir, le plan classique aurait consisté pour les Anglais à se placer alignés face aux Français et à les acculer contre la côte. Mais la flotte française n’était pas à l’endroit prévu : elle s’est éloignée de la côte, par crainte de l’ensablement. Au tout début de la bataille, Nelson est assommé par un éclat de mât et tombe dans le coma. Ces deux imprévus peuvent s’assimiler, dans une entreprise, à l’arrivée d’un nouveau concurrent, d’une nouvelle législation, etc. Généralement, face à un changement de contexte de cet ordre, on sort du tiroir le plan B11 ou B12, et l’on applique une nouvelle série de mesures.
A Aboukir, le premier vaisseau de Nelson, au lieu de prendre position face à la flotte française, vers le large, va se glisser entre les bâtiments français et la côte. Le deuxième navire britannique, grâce à la vision commune développée par Nelson, comprend ce que le premier est en train de faire et lui emboîte le pas. Les troisième et quatrième navires vont quant à eux prendre place face à la flotte française au large. Le résultat de cette manœuvre est qu’aujourd’hui tous les Egyptiens parlent anglais. La bataille s’est jouée lorsque les deux premiers navires de Nelson ont choisi de s’insérer entre la flotte française et la côte puis lorsque les vaisseaux suivants, au lieu de les suivre machinalement, ont opté pour le large et la position d’origine. La flotte française était dirigée par un amiral très conservateur et classique. Jusqu’au bout, il a refusé de rompre la ligne, comme on le lui avait appris. La quasi-totalité de la flotte française a été coulée.
Telle est la nouvelle vision du manager non déterministe. Le manager n’est pas celui qui appuie sur le bouton et qui donne les ordres. Il est celui qui crée les conditions de la créativité de ses collaborateurs. De là peut surgir quelque chose que l’on ne peut pas prédire. Je vous renvoie à Prigogine. Le chaos ne s’assimile pas au bazar. Il est régi par des lois. On peut, de façon probabiliste, affirmer que l’on a plus de chances de l’emporter sur des concurrents si l’on est organisé de telle sorte qu’on laisse la place à l’initiative.
2.L’organisation de l’entreprise
L’incertitude est irréductible dans l’entreprise. La bonne entreprise est celle qui l’accepte et qui la gère la mieux. Dans une entreprise monopolistique comme la SEITA, la seule donnée qui ne peut être déterminée est le moment que choisissent les machines pour tomber en panne. Seuls les ouvriers spécialisés ayant 30 ans de présence dans l’usine savent réparer les machines. Dès qu’un nouvel ingénieur arrive et se met en tête d’apprendre à le faire, pour effacer cette ultime zone d’incertitude, les ouvriers spécialisés se mettent en grève. Si les ingénieurs acceptent l’existence de cette incertitude, ils évitent les grèves. Si le principe de l’incertitude se vérifie selon Heisenberg sur une particule fondamentale, il faut accepter une incertitude encore bien plus grande avec un système comme l’homme.
On peut évoquer deux visions du management dans l’entreprise. Il n’est pas questions de rejeter la vision classique au profit de la vision nouvelle. Tout l’art du manager est de savoir s’il se trouve trop d’un côté ou de l’autre. Il se doit de faire des allers et retours permanents entre les deux. Certaines entreprises beaucoup trop classiques se sont totalement ouvertes avant d’être obligées par la suite de se rationaliser à nouveau. Manager est un art car il n’existe pas de critères objectifs indiquant la bonne option.
Dans la vision classique, l’entreprise est comme un cadavre que l’on dissèque. Dans la vision nouvelle, on raisonne en termes de flux d’énergie, de matière, d’information, de flux financiers qui entrent et sortent.
Dans la vision classique, l’entreprise évolue de façon linéaire stable, prévisible et contrôlable alors que dans la vision nouvelle, son évolution va connaître des sauts non linéaires, des bifurcations, qui peuvent être pilotés mais pas prédéterminés. Le concept de bifurcation, dû au prix Nobel Ilia Prigogine, consiste à se trouver autour d’un équilibre stable, puis à être déstabilisé avant de retrouver un autre équilibre à un autre niveau. Pendant la phase de bifurcation, l’entreprise est perturbée parce que les hommes ont dans leurs neurones une vision linéaire qui va de pair avec le monde classique. Un bon exemple de bifurcation est celui de la fin de l’équilibre entre les deux blocs de la guerre froide qui a suivie la chute du mur de Berlin. Nous sommes encore en train de chercher une nouvelle zone d’équilibre.
Dans la vision classique, le mode d’organisation indiqué est une hiérarchie pyramidale. Dans la vision nouvelle, autour de la hiérarchie se trouvent des réseaux non hiérarchiques ayant un certain pouvoir de décision. C’est le mode de management à la Nelson ! Une entreprise comme IBM a été pénalisée d’être organisée de façon pyramidale dans les années 80. Digital Equipment, au contraire, avait une organisation totalement éclatée qui lui conférait un certain dynamisme. A un moment donné, Digital s’est retrouvé en sureffectif, a dû rationaliser ses structures et a fini par être racheté, en raison d’un manque de contrôle du management. IBM a su évoluer vers une structure plus ouverte et moins rigide. La vision nouvelle n’est pas la panacée par rapport à la vision classique, il faut savoir passer de l’une à l’autre.
Dans la vision classique, la relation commerciale avec les fournisseurs, les distributeurs ou les concurrents est un jeu à somme nulle, alors qu’il peut s’agir de jeux gagnant/gagnant dans la vision nouvelle, y compris avec ses concurrents. Ainsi, Michelin s’est résolu à donner l’un de ses brevets révolutionnaires à ses concurrents pour assurer des débouchés à ses produits et rentabiliser son investissement. En effet, les constructeurs automobiles ne voulaient pas de l’invention de Michelin tant que l’entreprise était seule à pouvoir fournir ses produits.
Dans la vision classique :
- l’entreprise se regarde de façon statique ;
- l’entreprise évolue de façon linéaire ;
- la hiérarchie est pyramidale ;
- il existe des jeux de type gagnant/perdant.
- on se focalise sur les flux ;
- on accepte les bifurcations ;
- dans l’organisation, des structures non hiérarchiques peuvent prendre des décisions ;
- il existe des jeux de type gagnant/gagnant.
Certaines tendances lourdes se dégagent de la société actuelle.
- Au niveau des salariés, comme au niveau des consommateurs, il existe une quête de sens. L’homme est un animal porteur de sens. Les individus veulent plus que jamais donner un sens à leurs actes.
- Il est nécessaire de développer des capacités d’auto-réaction à la Nelson. Dans un environnement instable, la capacité d’auto-réaction des équipes est indispensable.
- La pérennité de l’entreprise dépend d’une vision authentiquement partagée par ses membres et comprise par ses clients. La motivation interne dépend en grande partie de l’existence d’une vision partagée. Mieux vaut ne rien faire du tout que de ne pas être authentique.
- L’entreprise a un rôle intangible qui n’est plus seulement un rôle de production de richesses. Entre deux entreprises possédant les mêmes ressources et les mêmes compétences, la différence se fera sur la créativité et l’intelligence humaines. Celles-ci ne peuvent être mobilisées uniquement par un chèque à la fin du mois. Il est évident qu’aujourd’hui l’organisation la plus efficace n’est pas celle des Temps modernes de Charlot. Nous avons, dans nos neurones, une nouvelle vision du monde, ce qui introduit des changements de comportements.
- Outre la recherche de sens, une importance nouvelle est donnée à l’environnement. L’homme n’est pas une machine. S’il est vrai que les occidentaux sont allés sur la lune et ont construit des centrales nucléaires, ils ne peuvent prétendre être supérieurs aux aborigènes australiens ou aux indiens d’Amérique du Nord sur tous les plans. Cette conscience implique une nouvelle considération pour les autres civilisations.
- Nous avons conscience des limites de la technique et de la science. On assiste à un regain d’intérêt pour les autres formes d’approche du réel (religions, sectes). L’effondrement d’une certaine vision desséchée, rationaliste et mécaniste du monde peut tout à fait dégénérer et déboucher sur l’explosion des sectes.
- On assiste enfin à un accroissement du désir d’échapper à la standardisation ou à l’anonymat. L’homme marque un intérêt accru pour les exploits gratuits et pour la solidarité. Les valeurs de liberté sont dominantes : l’individu domine par rapport à la masse, au collectivisme qui fut celui du communisme comme du taylorisme.
Le nouveau paradigme scientifique émerge entre 1887, avec l’expérience de Michelson et Morley, et 1900, avec l’expérience du rayonnement du corps noir. Ces expériences ont fait sauter le cadre classique au profit d’une nouvelle vision du monde. Dans les années 1930, Einstein et quelques autres peuvent se dire qu’ils ont fondé une nouvelle vision du monde. L’inversion de paradigme s’est déroulée dans les années 1980. On a assisté à l’avènement des micro-ordinateurs individuels, des téléphones portables… De même que la vision classique a eu un impact dans toute une série de domaines, la vision nouvelle va en bouleverser beaucoup d’autres. Ce postulat est très audacieux, car il est difficile de démontrer que sans la nouvelle vision du monde, la société ne se développerait pas comme elle se développe.
Méditons l’exemple des Grecs qui ont découvert à maintes reprises que le contrat de travail entre hommes libres était bien plus performant que l’esclavage. Mais ils n’ont jamais aboli l’esclavage : leur vision du monde n’avait pas changé, or la vision du monde l’emporte sur l’évidence. Depuis 20 ans, nous constatons qu’une nouvelle vision du monde est en train d’impacter la société. Bon nombre de managers risquent de courir à l’échec faute de comprendre ce qui est en train de se passer. De nombreuses mutations de la société peuvent être mieux intégrées et vécues par le manager s’il possède les clés de décryptage que je viens de vous donner.
Questions de la salleOn peut se demander si le fonctionnement matriciel n’est pas là finalement pour inhiber la créativité. Certains le pensent et prennent la liberté nécessaire pour que cela n’apparaisse pas chez nous. D’autre part, l’équipe gouvernementale actuelle donne l’impression d’avoir un comportement plus déterministe et méticuleux que la précédente…
Jean STAUNE
J’ai la chance de connaître des chefs d’entreprise et des dirigeants politiques de haut niveau. Je sais que les grands chefs d’entreprise sont plus à même d’intégrer la nouvelle vision du monde que les hommes politiques de tous bords. On demande aux hommes politiques des certitudes et un programme. Il faudrait au contraire qu’ils s’engagent sur ce qu’ils ne feront pas une fois au pouvoir. On peut espérer que le retard entre hommes politiques et chefs d’entreprise dans ce domaine sera un jour comblé.
Avez-vous eu l’occasion de tester votre modèle sur les cycles économiques de Schumpeter, Kondratiev, etc. ? Cette vision de phases et de changement de paradigme est-elle applicable aux grandes théories économiques ?
Jean STAUNE
La vision que je propose est plus large que la vision de Schumpeter ou de Kondratiev, dont les cycles parlent de technologies, alors que je parle de vision du monde. D’une certaine façon, de la première machine à vapeur de Denis Papin à la fusée Apollo, la vision du monde est la même. Mais avec l’avènement de la mécanique quantique et de l’électronique, on change de monde. Le cycle que je décris est plus vaste que les cycles technologiques.
L’exemple de la Twingo correspond à un mode de gestion de l’incertitude. Cette vision ne suppose-t-elle pas une augmentation de la prise de risque ?
Jean STAUNE
Tout à fait. C’est pourquoi, dans la nouvelle vision, il faut tolérer un certain droit à l’échec. Le succès sera probabiliste : lorsque l’on a 60 % de chances de l’emporter sur un concurrent, on conserve 40 % de risque d’échec…
Le type de société dans lequel nous vivons est déterminé par une vision du monde, elle même déterminée par des évolutions scientifiques. Finalement, quelle sera la société dans laquelle vivront nos arrières petits-enfants si l’on s’en réfère aux grandes évolutions scientifiques ?
Jean STAUNE
Nous vivons une fluctuation autour d’une moyenne. La situation la plus extrême dans un sens est le monde déterministe du début du siècle et, dans l’autre, le monde magique du Moyen âge. On ne retournera jamais au monde magique du Moyen âge, sauf catastrophe éradiquant la civilisation. On ne retrouvera jamais non plus le déterminisme absolu. Mon postulat est que nous allons fluctuer dans un monde semi déterminé, celui que Bernard d’Espagnat a appelé le monde du “ réel voilé ”. Il ne s’agit que d’un postulat. Dans 20 ans, ce ne sera peut-être plus du tout la science qui déterminera la vision du monde. Les problèmes Nord/Sud, les problèmes démographiques auront peut-être pris le pas sur les sciences. Mon schéma n’est valable que pour les 10 ans qui viennent. On peut se baser sur lui pour lancer de nouveaux produits lorsque l’on est une entreprise. Mais au-delà de 20 ans, je ne peux rien vous dire, car rien n’indique que la science restera l’outil dirigeant la vision du monde.
Les méthodes de management par objectif ou matriciels sont-elles bien conformes à la nouvelle vision du monde ? Ne devraient-elles pas évoluer ?
Jean STAUNE
Tout l’art du manager est de savoir fluctuer. Dans certaines entreprises, j’ai pu observer la nécessité de changer les cadres classiques pour adopter des visions laissant davantage de place à l’incertitude. Mais il faut être capable parfois de revenir en arrière. Il ne faut pas être dogmatique dans son refus du dogmatisme ! C’est une erreur. Il faut savoir parfois revenir en arrière en fonction de la situation particulière de l’entreprise.
Jacques TOURNIER
Le sujet traité est intéressant pour les ingénieurs de notre maison. Nous faisons fabriquer des engins dont nous attendons qu’ils fonctionnent avec un déterminisme absolu. Dans ce domaine, il faut savoir rester déterministe. A l’opposé, vous nous invitez à essayer de ne pas trop calquer le schéma déterministe qui nous imprègne sur nos méthodes de management. Vouloir théoriser notre façon d’être des managers est une tendance assez bien ancrée chez nous. Or être manager implique de faire l’apprentissage de l’incertitude, d’accepter de ne plus tout maîtriser et de laisser émerger ce qui doit émerger. L’art du management consiste au fond à faire avec les circonstances, avec l’improbable, l’imprévisible et l’inattendu.
Merci à tous et bon vent au nouveau cycle de conférences « Grand Angle ».
Les conférences Grand AngleIntroduction
Jacques TOURNIER
Adjoint au Délégué Général pour l'Armement
Je vous remercie de votre présence et salue tous ceux qui assistent à notre conférence à travers la France, au CTSN, au LRBA, à l’ETBS et au Bassin d’Essais des Carènes.
Le cycle des conférences « Grand Angle » vise à nous faire réfléchir de façon originale en dehors des sentiers battus sur les grands thèmes du management. Je pense que, de ce point de vue, notre conférencier, aujourd’hui, ne va pas nous décevoir. Jean Staune est l’un de ces esprits rebelles qui aident notre époque à avancer en mettant l’accent sur le changement de paradigme qui est en train de s’opérer. L’histoire est une succession de grands moments, l’Antiquité, le Moyen âge, la Renaissance, etc. Chacun de ces grands moments est annoncé par une modification profonde de la vision qu’ont les hommes du monde. Des concepts nouveaux, des intuitions nouvelles apparaissent. Jean Staune a, avec quelques autres, très astucieusement remarqué, qu’au fond, nous nous situions dans une époque de ce type. Depuis la Renaissance et le siècle des Lumières, de grandes découvertes ont, en effet, bouleversé la façon dont nous nous articulions à la rationalité.
Si l’on y réfléchit un instant, la relativité, le principe d’incertitude, l’analyse freudienne et la découverte de l’inconscient – qui s’oppose à la rationalité de l’homme raisonnable des Lumières –, l’évolution de Darwin, avec la réintroduction de la temporalité historique, ne sont pas pris en compte dans la rationalité technico-scientifique sur laquelle sont construites nos institutions et qui imprègne un certain nombre de nos pratiques, dont nos pratiques de management.
Jean Staune va nous expliquer comment toutes ces connaissances accumulées depuis un certain nombre d’années peuvent donner lieu à des réflexions qui débouchent dans le champ des organisations humaines, de l’anthropologie et donc du management. Il va nous expliquer comment, à partir des nouveaux paradigmes, on peut repenser la question du management.
Jean Staune est un homme passionné et sa conférence mérite d’être suivie avec passion.