LE RÉENCHANTEMENT DU MONDE,
UNE CLÉ POUR NOTRE SURVIE
Jean Staune
L'HOMME, UN GARÇON DE COURSE AU SERVICE DES ROBOTS ?
On parle souvent des conditions de notre survie, mais pourquoi l'homme devrait-il survivre ? Au premier abord la réponse est évidente, mais il semble bien que nous nous fassions des illusions sur notre importance. Pourquoi respecter l'homme s'il n'est qu'un ensemble de molécules ? Si sa créativité, son intelligence ne sont que des calculs, certes très complexes, effectués dans le gigantesque ordinateur qu'est son cerveau, demain des ordinateurs encore plus complexes (et qui eux ne dorment pas) rendront obsolète l'ensemble de ses performances intellectuelles, scientifiques, et même artistiques. Non seulement des auteurs de science fiction, mais aussi des scientifiques de renom, (dont le biologiste Richard Dawkins ou l'informaticien Hans Moravec) affirment qu'après "l'ère biologique", le monde connaîtra une "ère informatique" où la vie et l'intelligence seront représentées essentiellement par des machines se reproduisant elles-mêmes. Nous, nous ne serons plus que les garçons de course des robots du futur" (R. de Gopegui) ou leurs animaux de compagnie" (M. Minski). Un pareil avenir mérite-t-il tout le mal que se donnent les hommes de bonne volonté pour éviter la destruction généralisée ?
Cela nous amène à une considération fondamentale - généralement absente dans les débats des futurologues - : la question de notre survie est intimement liée au débat sur la nature de l'homme et sur la nature du monde qui l'entoure. Cette question se cristallise tout particulièrement dans le domaine de la bioéthique. Il est déjà possible de breveter un mammifère (une souris) et l'Institut Américain de la Santé vient de déposer une demande de brevet pour da centaines de gènes humains, sous le seul prétexte que cet Institut avait été le premier à les décoder ! Il n'y a pas de raison de s'arrêter là. Si, comme l'a dit P. Simon, "la vie est un matériau qui se gère", aucune barrière solide ne se dressera face aux enjeux commerciaux et à l'envie de réaliser des "premières".
Nous sommes directement concernés car nous retrouvons la question : au nom de quoi allons-nous nous interdire de modifier l'homme ? Des biologistes comme Jacques Testard, ou des juristes comme Bernard Edelman, dénoncent avec vigueur et brio les dangers de progrès nous rapprochant du "Meilleur des mondes".
Mais si les arguments sont nombreux pour dénoncer les risques d'une telle dérive, il en existe très peu pour expliquer pourquoi il faut l'éviter. Le sénateur Cailhavet, lui, n'hésite pas, en affirmant "qu'on ne peut empêcher les savants d'effectuer des expériences, toutes les expériences, y compris celles qui semblent les plus aberrantes, voire les plus monstrueuses." Cela revient à dire qu'il n'existe pas de règles éthiques qui puissent nous en empêcher.
UNE ÉTHIQUE DE DERRIÈRE LES FAGOTS ?
A la fin de son célèbre ouvrage, qui fut l'un des piliers du "désenchantement du monde", Jacques Monod sort, tel un prestidigitateur de son chapeau, "les bases d'un humanisme socialiste réellement scientifique". Même les lecteurs acquis à ses thèses ne peuvent manquer d'être frappés par le décalage entre ses préoccupations éthiques, qui l'honorent, et la vision scientifique du Monde qu'il a développée auparavant. Ce problème est vieux de trois siècles. Constatant qu'aucune religion n'avait échappé à l'intolérance, au fanatisme, ou à l'obscurantisme, de nombreux penseurs se sont efforcés, depuis le 18ème siècle d'établir les bases d'une morale débarrassée de tout présupposé métaphysique. Jean Rostand, qui y avait participé, reconnaissait que les résultats n'étaient guère convaincants. Toutes souffrent du même défaut logique : si l'homme n'est qu'un ensemble de molécules, et si l'univers est dépourvu de signification, alors, comme le dit R. de Gopegui, "on n'est pas bon ou méchant, intelligent ou sot, etc… mais bien ou mal programmé." "Il s'en suit", comme le montre J.-F. Lambert que "nous n'avons aucune responsabilité vis à vis de nous-même ni vis à vis d'autrui. L'éthique est inutile. S'il n'y a pas de sujet il n'y a pas d'humanisme ; et s'il n'y a pas de sens il n'y a pas de sujet. La dignité de la personne humaine apparaît non négociable seulement si elle est inhérente à sa nature et ne se réduit pas à la physiologie. L'humanisme scientiste ne peut proposer qu'une éthique "réduite aux acquêts", livrée aux caprices des plus malins ou des plus cyniques."
Il s'agit là d'un point crucial : la disparition du principe de responsabilité entraîne celle des notions de bien et de mal, et fait s'évaporer ces fondements de l'éthique que nous recherchons. André Comte Sponville affirme que "désormais nous savons que la vérité ne nous aime pas mais que nous devons aimer la vérité" et voit dans cet amour désintéressé de la vérité et de la justice le fondement en question. Toutefois, un sociobiologiste tel E. O. Wilson lui expliquera que l'homme n'est qu'un ensemble de gènes sélectionnés parce qu'ils favorisaient la survie de l'organisme qui les portait et que, si l'amour maternel (le sacrifice de la mère pour assurer la survie de ses enfants, par exemple) est un comportement qui favorise la survie des gènes le provoquant et a donc pu être sélectionné au cours de l'évolution, l'amour de la justice et de la vérité est en général un sérieux handicap pour leurs possesseurs ! Il n'y a donc aucun fondement logique pour un tel amour dans la nature telle que nous la connaissons (ou plutôt telle que Wilson la connaît). Il n'y en a pas non plus pour les notions de vérité et de justice. Le lion qui tue l'antilope et l'homme qui dévalise une banque obéissent au même besoin vital : survivre. Pourquoi un comportement serait-il juste et l'autre, injuste ? Dans le débat opposant ceux qui recherchent à bâtir une éthique solide débarrassée de présupposés métaphysiques et propre à assurer notre survie et notre dignité, et ceux qui affirment qu'une telle éthique est impossible, notre sympathie va instinctivement aux premiers. Mais l'instinct est une chose et la logique, une autre. Or les deux groupes partagent la même vision du Monde. Si cette vision est exacte alors ce sont Cailhavet, Gopegui et Wilson qui ont raison. C'est peut-être désolant, mais la logique n'a rien à faire de notre désolation.
LES CHOSES QUI SONT CACHÉES DERRIÈRE LES CHOSES
Dans notre société, c'est la science, et non plus la religion ou la philosophie, qui détermine notre vision du monde. L'énorme progrès des connaissances, l'amélioration de nos conditions de vie, tout nous incite, consciemment ou pas, à recevoir son message. Or, comme nous l'avons dit, ce message a été associé à un désenchantement du monde. Le philosophe Gilbert Hottois faisait déjà remarquer que l'homme antique avait, de par son contact avec la nature, le sens d'un certain mystère du monde qui s'est perdu de nos jours, où nous vivons entourés de télévisions, de machines à laver et autres artefacts. Développant ce thème, des scientifiques comme des philosophes ont affirmé que "faire de la science suppose qu'il n'y a pas de mystère dans l'Univers".
Certes, en pratique, il y en a des mystères et il y en aura toujours. Mais en droit il n'y a rien qu'il ne soit impossible de découvrir. Il s'agit là d'un postulat de base ayant mené au développement de la science occidentale. Deux autres postulats lui furent associés : le déterminisme qui assimile l'Univers à une grande mécanique, et le réductionnisme, méthode d'analyse remontant à Descartes, et qui considère que le tout n'est rien d'autre que la somme des parties. Ainsi, la voiture est un ensemble de pièces, une pièce, un ensemble d'alliages, un alliage, un ensemble de molécules, une molécule, un ensemble d'atomes, etc… L'homme est donc un ensemble d'atomes et la nature, une somme de matières premières… Ces principes, très performants à court terme et qui facilitèrent bien des progrès, nous ont privé à long terme de toute vision globale du monde. Aujourd'hui l'homme se retrouve dans un univers vide de signification où il serait apparu et aurait évolué par hasard, où sa conscience serait sécrétée par le cerveau comme le foie secrète la bile, et où la réalité ultime se réduirait à des petits grains de matière.
Mais voici qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. Voici que de l'infiniment petit à l'infiniment grand, des sciences de la vie aux sciences de la matière, surgissent de nouveaux concepts - bien que rappelant parfois des idées anciennes. Ainsi, ces petites billes de matière qui devaient être le fondement de la réalité, se sont dématérialisées. La physique quantique nous apprend que les particules sont aussi des ondes, que leur nature est modifiée par l'observation (disparaît ainsi le dogme de la neutralité de l'observateur), que le déterminisme est battu en brèche, et qu'il existe au niveau microscopique un phénomène étrange, la "non séparabilité": lorsque deux particules ont été en contact, elles restent reliées par un lien non énergétique. Alors que tout ce que nous connaissions jusqu'ici (objets, hommes, ondes radio….) était composé d'énergie (car la matière n'est rien d'autre qu'une quantité d'énergie comme le montre la célèbre formule d'Einstein E = MC2). Ainsi notre réalité n'est pas la seule, elle semble greffée sur un autre niveau de réalité.
Selon les derniers progrès de l'astrophysique, non seulement la théorie du Big Bang (récemment renforcée par les découvertes du satellite COBE) pose la question des origines de notre Univers, question qui ne se posait pas dans le modèle précédent - l'univers stationnaire de Laplace - mais on s'est aperçu que, parmi les milliards d'Univers qui peuvent être créés en faisant varier les constantes fondamentales qui déterminent ses caractéristiques, un seul (le nôtre !) était apte à accueillir la vie. Ce "réglage" fait dire à des astrophysiciens comme Freeman Dyson : "D'une façon ou d'une autre l'Univers savait que nous allions venir, ou Trinh Xuan Thuan : "La notion de création écartée avec dédain par Laplace et ses successeurs trouvait ainsi un support scientifique au moment où l'on s'y attendait le moins."
Bien sûr, la Science ne démontre pas qu'il existe un dessein dans l'Univers, mais cela redevient une hypothèse parmi d'autres. Le chemin parcouru depuis l'affirmation de Monod : "L'Univers n'était pas gros de la vie ni la Terre de l'homme", est immense.
Un nombre sans cesse croissant de biologistes pensent que la sélection naturelle et les mutations au hasard ne peuvent rendre compte de la complexité et de l'adaptabilité des êtres vivants ainsi que des faits paléontologiques. D'autres facteurs doivent donc être en action dans l'évolution. De plus, les extraordinaires progrès accomplis dans la compréhension du fonctionnement du cerveau n'ont nullement permis de mieux connaître la nature de la conscience, ni d'expliquer l'unicité de notre "soi". Enfin, certaines expériences suggèrent que des mécanismes de perception pourraient exister indépendamment de tout support neuronal et les difficultés de réalisation de l'intelligence artificielle font penser à un certain nombre d'experts que l'intelligence humaine pourrait être d'une autre nature que celle des machines. Et les mathématiques, par le célèbre théorème de Gödel, démontrent que tout système d'axiomes contient une proposition indécidable, c'est-à-dire qu'aucun système logique fermé sur lui-même ne peut être cohérent, il y a forcément une ouverture, un "au-delà" dans tout système. Ainsi, en quelques décennies, une véritable révolution a balayé les grands domaines scientifiques.
L'une de ses conséquences fondamentales est d'infirmer le postulat qu'en droit il n'y a pas de mystères dans l'Univers. En effet, partout, derrière les concepts rationnels mis en place par la science classique, il existe des mystères qu'en droit, il n'est pas possible de percer. Après un tel progrès des connaissances, c'est la science elle-même qui, à l'opposé des espérances scientistes, non seulement démontre ses propres limites, mais de plus dessine les contours d'un autre niveau de réalité, de ces "choses qui sont cachées derrière les choses" comme le dit un des héros du Quai des Brumes de Marcel Carné.
UNE RÉVOLUTION QUI N'EST PAS (ENCORE) FRANÇAISE
Cette révolution a de grandes conséquences pour notre survie. Comme le dit le prix Nobel Barbara Mc Clintock, "nos ingénieurs ne pensent pas assez global". Une démarche réductionniste permet de nombreuses découvertes, mais pas la prise en compte des interactions globales qui régissent notre environnement.. Il n'existe pas de "généralistes spécialisés" capables de prévoir l'effet d'une molécule émise ici sur la couche d'ozone à 20000 kilomètres de la. Or le développement d'approches non linéaires, celui des sciences de la complexité et de la théorie du chaos, peuvent permettre de détecter les problèmes avant qu'ils n'aient atteint une dimension critique, et non plus après, comme nous le faisons aujourd'hui. Cette nouvelle science a aussi des conséquences indirectes. Henri Stapp affirme que la conception de l'homme et du monde donnée par la science classique mécaniste et réductionniste "fait disparaître les fondements rationnels de la responsabilité personnelle" et que "selon cette conception de l'homme, le viol de l'environnement devient tout à fait rationnel" car "aucune valeur ne trouve de fondement rationnel dans cette conception, si ce n'est l'intérêt personnel". C'est dire si l'invalidation d'une telle conception est importante pour notre survie.
Cette révolution scientifique ne fait que commencer. Elle n'est achevée dans aucun pays. Néanmoins, peut-être à cause de son héritage cartésien et de son goût pour la pensée linéaire, la France semble prendre du retard. Nous aurions pu citer de nombreux penseurs à la recherche d'une éthique visant à préserver la nature de l'homme et de nombreux défenseurs de l'environnement désireux de trouver des bases solides pour cette protection. Tous s'appuient sur une éthique bancale qui fait un grand écart entre la nécessaire affirmation de la responsabilité du sujet humain et une vision du monde niant l'existence d'un tel sujet.
Les bouleversements conceptuels auxquels nous ne pouvons faire ici qu'allusion des ouvrages de synthèse comme "L'homme face à la science, éditions Critérion, Ouvrage collectif avec H. Reeves, B. d'Espagnat, Trinh Xuan Thuan, I. Prigogine etc… sont simplement inconnus de la majorité des penseurs français actuels. C'est particulièrement regrettable pour eux. Car la force principale de la science réside dans la négation, non dans la validation. La Science ne dira pas "oui, Dieu existe. Mais lorsqu'elle dit : "non, la Terre n'est pas plate", tous les "systèmes du monde" basés sur une Terre plate s'écroulent. Ainsi de nombreux ouvrages, tout particulièrement ceux reposant sur une "épistémologie matérialiste forte" qui affirme que seul doit être pris en compte ce qui est observable et mesurable, sont-ils réfutés dès leur parution par l'état actuel de nos connaissances. Certes le matérialisme est encore possible, mais il s'agit d'un matérialisme de "science fiction" ou "à objectivité faible" selon les expressions d'Ortoli et d'Espagnat.
ET LA TRANSCENDANCE, B…. ?
Jean Fourastié nomme "surréel" ce qui, non observé, est postulé par l'existence du réel observable. Libéré de l'instinct qui régule la vie des animaux, l'homme, néanmoins soumis à ses pulsions, vit une situation dramatique. A long terme, l'intellect semble être beaucoup moins performant que l'instinct : pourquoi se donner du mal pour élever ses enfants, pourquoi ne pas tuer son frère pour s'approprier ses biens ? Ceci nous donne à penser que l'un des rôles essentiels de la notion de surréel, présent dans toutes les civilisations, fut de canaliser l'intellect de l'homme livré à lui-même (cela est particulièrement vrai pour les dix commandements).
Certes, le fanatisme religieux a débouché sur d'abominables génocides, mais les excès commis au nom de la transcendance ne peuvent à eux seuls remettre en cause son rôle. Comme le dit d'Espagnat : "1l n'y a pas de recette automatique dont l'application "de routine en toute chose conduise nécessairement à plus d'épanouissement de l'homme. Compte tenu du fait qu'un rejet systématique de toute référence à l'être a été l'idée force de toutes les avant-gardes du siècle actuel, n'est-il pas légitime de se demander s'il n'y a pas là un excès dont nos maux seraient les symptômes ?"
Ce rejet a été en grande partie provoqué par la science classique qui s'est efforcé de rendre absurde l'existence de toute forme de transcendance, et a même influencé les hommes de religion, au point de les inciter à réduire cette dernière au rôle honorable, mais incomplet, de super assistante sociale : "Pour beaucoup de théologiens, catholiques ou protestants, c'est en définitive la parabole du Bon Samaritain qui contient l'essentiel - et tout l'essentiel - de la religion chrétienne". Toutefois l'évolution de nos connaissances rend, comme le montre d'Espagnat, la quête de l'être "non a priori absurde". Il en résulte que "la parabole ne peut plus résumer à elle seule toute la substance et l'espérance confuse dont sont aujourd'hui encore porteuses les religions. Il est extraordinaire que ce soit un physicien qui rappelle à l'ordre les théologiens qui ont jeté la transcendance avec l'eau du bain !
LA SCIENCE, L'INTUITION ET LES VALEURS
Faisons le point. La Science actuelle est une science ouverte. Elle est ouverte sur un autre niveau de réalité dont l'existence est hautement probable, et qui, quel que soit le nom qu'on lui donne, surréel, réel voilé (d'Espagnat), univers primaire (David Bohm), se situe au-delà de la matière, de l'énergie et de tout ce que nous pouvons appréhender par l'expérimentation scientifique.
Attention ! Cela ne signifie nullement qu'un sens existe à cet autre niveau de réalité : le chaos pourrait très bien y régner. Néanmoins l'hypothèse selon laquelle l'Univers possède une signification devient nettement plus probable que dans le cas où ce niveau n'existerait pas.
La Science ne peut aller plus loin. Cela ne nous aide guère dans notre recherche car aucune valeur ne peut être déduite d'une telle situation : ce serait faire du scientisme à l'envers que de baser une éthique sur le seul état de la science.
Il est donc temps de se rappeler ce que fut l'intuition fondamentale de toutes les cultures, à toutes les époques : il existe un autre niveau de réalité. Ce niveau est primordial par rapport au nôtre et la nature même de l'homme est, d'une façon ou d'une autre, reliée à ce niveau. Bien que très répandue, l'intuition de l'existence d'un Dieu personnel créateur n'est pas universelle, mais celle que l'homme a un rôle à jouer à l'intérieur d'un processus qui englobe son existence l'est.
Ainsi apparaît un espoir : celui d'assister au passage de valeurs proclamées ex-cathedra à des valeurs librement admises par tous et basées sur la probabilité que notre existence ait un sens. Cet espoir découle de la convergence d'un mouvement concernant l'ensemble des sciences et de la plus ancienne intuition de l'humanité.
UNE ÉTOILE DONT LA LUMIÈRE NE NOUS EST PAS ENCORE PARVENUE
Hubert Reeves disait que, pour les existentialistes, la destruction du monde aurait paru normale : dans un monde absurde il est normal qu'arrivent des choses absurdes ! Saint-Exupéry dit que "notre humanisme a échoué dans sa tentative. Effectivement, un véritable humanisme doit (comme il l'avait compris, avec une prescience extraordinaire de ce que serait plus tard le mouvement non réductionniste) posséder une dimension transcendantale. "L'Homme de ma civilisation ne se définit pas à partir des hommes. Ce sont les hommes qui se définissent par lui. Il est en lui comme en tout Être quelque chose que n'expliquent pas les matériaux qui le composent. Une cathédrale est bien autre chose qu'une somme de pierres. Elle est géométrie et architecture. Ce ne sont pas les pierres qui la définissent, c'est elle qui enrichit les pierres de sa propre signification. Ces pierres sont ennoblies d'être pierres d'une cathédrale. Les pierres les plus diverses servent son unité. La cathédrale absorbe jusqu'aux gargouilles les plus grimaçantes dans son cantique."
Une réconciliation historique entre deux grandes options intellectuelles qui parurent s'opposer dans le passé est donc possible. L'humanisme et la vision non-matérialiste du monde réconciliées, il peut surgir de cette rencontre une véritable éthique car elle suppose "un sujet et un projet, c'est-à-dire une liberté et un sens" (J.-F. Lambert).
Mais cette réconciliation ne peut s'établir que si elle est basée sur la tolérance et la modestie. L'évolution conceptuelle que nous venons de décrire repose sur cette notion d'incomplétude, sur cette impossibilité d'accéder aux choses "qui sont cachées derrière les choses". Donc, même dans l'hypothèse où, à l'origine, une religion aurait eu accès par un moyen inconnu de nous à cette totalité, ce que nous savons des activités humaines au cours de l'histoire nous interdit d'affirmer qu'un tel message ait pu parvenir intact jusqu'à nous. Ainsi, personne aujourd'hui ne peut affirmer, sous peine de ridicule, être le détenteur d'une vérité absolue. Cette évolution nous délivre donc de la plus grande hypothèque qui a pesé au cours des temps sur les visions non-matérialistes du monde. C'est en effet leur nombre même qui est incompatible avec leur prétention de détenir chacune l'absolue vérité. Bien sûr, il n'est interdit à personne de penser que sa propre religion ou sa propre philosophie est celle qui permet le plus grand "dévoilement du réel" possible. Mais chacune peut être comparée à la vision d'une pièce à travers le trou d'une serrure. Il n'est donc plus désormais possible de s'entre-tuer pour des différences dues à l'existence d'une multiplicité de portes. Nous ne devons pas néanmoins nous contenter de nous réjouir de cette bonne nouvelle : il y a urgence ! Si notre civilisation a pu progresser, malgré toutes les horreurs de ce siècle, vers plus de liberté et vers plus de respect des droits de l'homme, c'est parce que "la civilisation véritable prolongeait encore sur nous son rayonnement condamné, et nous sauvait malgré nous-mêmes" (Saint-Exupéry). Telle une étoile qui a déjà explosé, mais dont le rayonnement nous parvient encore pendant quelques années, les fondements de la vision pré-scientifique du monde inspiraient encore notre humanisme (ô ironie de l'histoire, puisque justement il les renie) sans qu'il s'en aperçoive, et l'aidaient à stabiliser son éthique bancale. Mais les fondements ayant disparu, le rayonnement ne peut manquer de s'éteindre inexorablement, nous laissant dans le noir face à nous mêmes.
Mais voici qu'existe désormais une nouvelle étoile dont la lumière n'est pas encore parvenue jusqu'à nous. Nous participons à une course dont l'enjeu est énorme. La diffusion des nouveaux concepts à travers la société doit être plus rapide que le rythme auquel nous détruisons notre environnement, notre tissu social, et les barrières éthiques nous séparant du "Meilleur des mondes". Il est urgent que le rayonnement d'une nouvelle éthique, solidement fondée, puisse nous éclaircir tous et nous éloigner de la voie de l'autodestruction. On ne peut voir une nouvelle étoile avant que les lois de la Nature ne nous y autorisent car on n'accélère pas la vitesse de la lumière. Toutefois, la vitesse de circulation des idées, elle, ne dépend que de notre effort….
"Le chemin qui mène à la perfection et à l'amour est au fond de nous. Regarde avec ton esprit, prends conscience de ce qui est en toi depuis toujours, fais usage de ta science, enseigne-la, fais-la partager, et tu trouveras la voie de l'envol." Hall Bartlett, Johnatan Livingston Le Goéland.
Ce texte est dédié à ma mère, Nicole Staune, pour l'aide constante qu'elle m'a apportée sur le chemin qui mène au "Réenchantement du monde".
UNE CLÉ POUR NOTRE SURVIE
Jean Staune
L'HOMME, UN GARÇON DE COURSE AU SERVICE DES ROBOTS ?
On parle souvent des conditions de notre survie, mais pourquoi l'homme devrait-il survivre ? Au premier abord la réponse est évidente, mais il semble bien que nous nous fassions des illusions sur notre importance. Pourquoi respecter l'homme s'il n'est qu'un ensemble de molécules ? Si sa créativité, son intelligence ne sont que des calculs, certes très complexes, effectués dans le gigantesque ordinateur qu'est son cerveau, demain des ordinateurs encore plus complexes (et qui eux ne dorment pas) rendront obsolète l'ensemble de ses performances intellectuelles, scientifiques, et même artistiques. Non seulement des auteurs de science fiction, mais aussi des scientifiques de renom, (dont le biologiste Richard Dawkins ou l'informaticien Hans Moravec) affirment qu'après "l'ère biologique", le monde connaîtra une "ère informatique" où la vie et l'intelligence seront représentées essentiellement par des machines se reproduisant elles-mêmes. Nous, nous ne serons plus que les garçons de course des robots du futur" (R. de Gopegui) ou leurs animaux de compagnie" (M. Minski). Un pareil avenir mérite-t-il tout le mal que se donnent les hommes de bonne volonté pour éviter la destruction généralisée ?
Cela nous amène à une considération fondamentale - généralement absente dans les débats des futurologues - : la question de notre survie est intimement liée au débat sur la nature de l'homme et sur la nature du monde qui l'entoure. Cette question se cristallise tout particulièrement dans le domaine de la bioéthique. Il est déjà possible de breveter un mammifère (une souris) et l'Institut Américain de la Santé vient de déposer une demande de brevet pour da centaines de gènes humains, sous le seul prétexte que cet Institut avait été le premier à les décoder ! Il n'y a pas de raison de s'arrêter là. Si, comme l'a dit P. Simon, "la vie est un matériau qui se gère", aucune barrière solide ne se dressera face aux enjeux commerciaux et à l'envie de réaliser des "premières".
Nous sommes directement concernés car nous retrouvons la question : au nom de quoi allons-nous nous interdire de modifier l'homme ? Des biologistes comme Jacques Testard, ou des juristes comme Bernard Edelman, dénoncent avec vigueur et brio les dangers de progrès nous rapprochant du "Meilleur des mondes".
Mais si les arguments sont nombreux pour dénoncer les risques d'une telle dérive, il en existe très peu pour expliquer pourquoi il faut l'éviter. Le sénateur Cailhavet, lui, n'hésite pas, en affirmant "qu'on ne peut empêcher les savants d'effectuer des expériences, toutes les expériences, y compris celles qui semblent les plus aberrantes, voire les plus monstrueuses." Cela revient à dire qu'il n'existe pas de règles éthiques qui puissent nous en empêcher.
UNE ÉTHIQUE DE DERRIÈRE LES FAGOTS ?
A la fin de son célèbre ouvrage, qui fut l'un des piliers du "désenchantement du monde", Jacques Monod sort, tel un prestidigitateur de son chapeau, "les bases d'un humanisme socialiste réellement scientifique". Même les lecteurs acquis à ses thèses ne peuvent manquer d'être frappés par le décalage entre ses préoccupations éthiques, qui l'honorent, et la vision scientifique du Monde qu'il a développée auparavant. Ce problème est vieux de trois siècles. Constatant qu'aucune religion n'avait échappé à l'intolérance, au fanatisme, ou à l'obscurantisme, de nombreux penseurs se sont efforcés, depuis le 18ème siècle d'établir les bases d'une morale débarrassée de tout présupposé métaphysique. Jean Rostand, qui y avait participé, reconnaissait que les résultats n'étaient guère convaincants. Toutes souffrent du même défaut logique : si l'homme n'est qu'un ensemble de molécules, et si l'univers est dépourvu de signification, alors, comme le dit R. de Gopegui, "on n'est pas bon ou méchant, intelligent ou sot, etc… mais bien ou mal programmé." "Il s'en suit", comme le montre J.-F. Lambert que "nous n'avons aucune responsabilité vis à vis de nous-même ni vis à vis d'autrui. L'éthique est inutile. S'il n'y a pas de sujet il n'y a pas d'humanisme ; et s'il n'y a pas de sens il n'y a pas de sujet. La dignité de la personne humaine apparaît non négociable seulement si elle est inhérente à sa nature et ne se réduit pas à la physiologie. L'humanisme scientiste ne peut proposer qu'une éthique "réduite aux acquêts", livrée aux caprices des plus malins ou des plus cyniques."
Il s'agit là d'un point crucial : la disparition du principe de responsabilité entraîne celle des notions de bien et de mal, et fait s'évaporer ces fondements de l'éthique que nous recherchons. André Comte Sponville affirme que "désormais nous savons que la vérité ne nous aime pas mais que nous devons aimer la vérité" et voit dans cet amour désintéressé de la vérité et de la justice le fondement en question. Toutefois, un sociobiologiste tel E. O. Wilson lui expliquera que l'homme n'est qu'un ensemble de gènes sélectionnés parce qu'ils favorisaient la survie de l'organisme qui les portait et que, si l'amour maternel (le sacrifice de la mère pour assurer la survie de ses enfants, par exemple) est un comportement qui favorise la survie des gènes le provoquant et a donc pu être sélectionné au cours de l'évolution, l'amour de la justice et de la vérité est en général un sérieux handicap pour leurs possesseurs ! Il n'y a donc aucun fondement logique pour un tel amour dans la nature telle que nous la connaissons (ou plutôt telle que Wilson la connaît). Il n'y en a pas non plus pour les notions de vérité et de justice. Le lion qui tue l'antilope et l'homme qui dévalise une banque obéissent au même besoin vital : survivre. Pourquoi un comportement serait-il juste et l'autre, injuste ? Dans le débat opposant ceux qui recherchent à bâtir une éthique solide débarrassée de présupposés métaphysiques et propre à assurer notre survie et notre dignité, et ceux qui affirment qu'une telle éthique est impossible, notre sympathie va instinctivement aux premiers. Mais l'instinct est une chose et la logique, une autre. Or les deux groupes partagent la même vision du Monde. Si cette vision est exacte alors ce sont Cailhavet, Gopegui et Wilson qui ont raison. C'est peut-être désolant, mais la logique n'a rien à faire de notre désolation.
LES CHOSES QUI SONT CACHÉES DERRIÈRE LES CHOSES
Dans notre société, c'est la science, et non plus la religion ou la philosophie, qui détermine notre vision du monde. L'énorme progrès des connaissances, l'amélioration de nos conditions de vie, tout nous incite, consciemment ou pas, à recevoir son message. Or, comme nous l'avons dit, ce message a été associé à un désenchantement du monde. Le philosophe Gilbert Hottois faisait déjà remarquer que l'homme antique avait, de par son contact avec la nature, le sens d'un certain mystère du monde qui s'est perdu de nos jours, où nous vivons entourés de télévisions, de machines à laver et autres artefacts. Développant ce thème, des scientifiques comme des philosophes ont affirmé que "faire de la science suppose qu'il n'y a pas de mystère dans l'Univers".
Certes, en pratique, il y en a des mystères et il y en aura toujours. Mais en droit il n'y a rien qu'il ne soit impossible de découvrir. Il s'agit là d'un postulat de base ayant mené au développement de la science occidentale. Deux autres postulats lui furent associés : le déterminisme qui assimile l'Univers à une grande mécanique, et le réductionnisme, méthode d'analyse remontant à Descartes, et qui considère que le tout n'est rien d'autre que la somme des parties. Ainsi, la voiture est un ensemble de pièces, une pièce, un ensemble d'alliages, un alliage, un ensemble de molécules, une molécule, un ensemble d'atomes, etc… L'homme est donc un ensemble d'atomes et la nature, une somme de matières premières… Ces principes, très performants à court terme et qui facilitèrent bien des progrès, nous ont privé à long terme de toute vision globale du monde. Aujourd'hui l'homme se retrouve dans un univers vide de signification où il serait apparu et aurait évolué par hasard, où sa conscience serait sécrétée par le cerveau comme le foie secrète la bile, et où la réalité ultime se réduirait à des petits grains de matière.
Mais voici qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. Voici que de l'infiniment petit à l'infiniment grand, des sciences de la vie aux sciences de la matière, surgissent de nouveaux concepts - bien que rappelant parfois des idées anciennes. Ainsi, ces petites billes de matière qui devaient être le fondement de la réalité, se sont dématérialisées. La physique quantique nous apprend que les particules sont aussi des ondes, que leur nature est modifiée par l'observation (disparaît ainsi le dogme de la neutralité de l'observateur), que le déterminisme est battu en brèche, et qu'il existe au niveau microscopique un phénomène étrange, la "non séparabilité": lorsque deux particules ont été en contact, elles restent reliées par un lien non énergétique. Alors que tout ce que nous connaissions jusqu'ici (objets, hommes, ondes radio….) était composé d'énergie (car la matière n'est rien d'autre qu'une quantité d'énergie comme le montre la célèbre formule d'Einstein E = MC2). Ainsi notre réalité n'est pas la seule, elle semble greffée sur un autre niveau de réalité.
Selon les derniers progrès de l'astrophysique, non seulement la théorie du Big Bang (récemment renforcée par les découvertes du satellite COBE) pose la question des origines de notre Univers, question qui ne se posait pas dans le modèle précédent - l'univers stationnaire de Laplace - mais on s'est aperçu que, parmi les milliards d'Univers qui peuvent être créés en faisant varier les constantes fondamentales qui déterminent ses caractéristiques, un seul (le nôtre !) était apte à accueillir la vie. Ce "réglage" fait dire à des astrophysiciens comme Freeman Dyson : "D'une façon ou d'une autre l'Univers savait que nous allions venir, ou Trinh Xuan Thuan : "La notion de création écartée avec dédain par Laplace et ses successeurs trouvait ainsi un support scientifique au moment où l'on s'y attendait le moins."
Bien sûr, la Science ne démontre pas qu'il existe un dessein dans l'Univers, mais cela redevient une hypothèse parmi d'autres. Le chemin parcouru depuis l'affirmation de Monod : "L'Univers n'était pas gros de la vie ni la Terre de l'homme", est immense.
Un nombre sans cesse croissant de biologistes pensent que la sélection naturelle et les mutations au hasard ne peuvent rendre compte de la complexité et de l'adaptabilité des êtres vivants ainsi que des faits paléontologiques. D'autres facteurs doivent donc être en action dans l'évolution. De plus, les extraordinaires progrès accomplis dans la compréhension du fonctionnement du cerveau n'ont nullement permis de mieux connaître la nature de la conscience, ni d'expliquer l'unicité de notre "soi". Enfin, certaines expériences suggèrent que des mécanismes de perception pourraient exister indépendamment de tout support neuronal et les difficultés de réalisation de l'intelligence artificielle font penser à un certain nombre d'experts que l'intelligence humaine pourrait être d'une autre nature que celle des machines. Et les mathématiques, par le célèbre théorème de Gödel, démontrent que tout système d'axiomes contient une proposition indécidable, c'est-à-dire qu'aucun système logique fermé sur lui-même ne peut être cohérent, il y a forcément une ouverture, un "au-delà" dans tout système. Ainsi, en quelques décennies, une véritable révolution a balayé les grands domaines scientifiques.
L'une de ses conséquences fondamentales est d'infirmer le postulat qu'en droit il n'y a pas de mystères dans l'Univers. En effet, partout, derrière les concepts rationnels mis en place par la science classique, il existe des mystères qu'en droit, il n'est pas possible de percer. Après un tel progrès des connaissances, c'est la science elle-même qui, à l'opposé des espérances scientistes, non seulement démontre ses propres limites, mais de plus dessine les contours d'un autre niveau de réalité, de ces "choses qui sont cachées derrière les choses" comme le dit un des héros du Quai des Brumes de Marcel Carné.
UNE RÉVOLUTION QUI N'EST PAS (ENCORE) FRANÇAISE
Cette révolution a de grandes conséquences pour notre survie. Comme le dit le prix Nobel Barbara Mc Clintock, "nos ingénieurs ne pensent pas assez global". Une démarche réductionniste permet de nombreuses découvertes, mais pas la prise en compte des interactions globales qui régissent notre environnement.. Il n'existe pas de "généralistes spécialisés" capables de prévoir l'effet d'une molécule émise ici sur la couche d'ozone à 20000 kilomètres de la. Or le développement d'approches non linéaires, celui des sciences de la complexité et de la théorie du chaos, peuvent permettre de détecter les problèmes avant qu'ils n'aient atteint une dimension critique, et non plus après, comme nous le faisons aujourd'hui. Cette nouvelle science a aussi des conséquences indirectes. Henri Stapp affirme que la conception de l'homme et du monde donnée par la science classique mécaniste et réductionniste "fait disparaître les fondements rationnels de la responsabilité personnelle" et que "selon cette conception de l'homme, le viol de l'environnement devient tout à fait rationnel" car "aucune valeur ne trouve de fondement rationnel dans cette conception, si ce n'est l'intérêt personnel". C'est dire si l'invalidation d'une telle conception est importante pour notre survie.
Cette révolution scientifique ne fait que commencer. Elle n'est achevée dans aucun pays. Néanmoins, peut-être à cause de son héritage cartésien et de son goût pour la pensée linéaire, la France semble prendre du retard. Nous aurions pu citer de nombreux penseurs à la recherche d'une éthique visant à préserver la nature de l'homme et de nombreux défenseurs de l'environnement désireux de trouver des bases solides pour cette protection. Tous s'appuient sur une éthique bancale qui fait un grand écart entre la nécessaire affirmation de la responsabilité du sujet humain et une vision du monde niant l'existence d'un tel sujet.
Les bouleversements conceptuels auxquels nous ne pouvons faire ici qu'allusion des ouvrages de synthèse comme "L'homme face à la science, éditions Critérion, Ouvrage collectif avec H. Reeves, B. d'Espagnat, Trinh Xuan Thuan, I. Prigogine etc… sont simplement inconnus de la majorité des penseurs français actuels. C'est particulièrement regrettable pour eux. Car la force principale de la science réside dans la négation, non dans la validation. La Science ne dira pas "oui, Dieu existe. Mais lorsqu'elle dit : "non, la Terre n'est pas plate", tous les "systèmes du monde" basés sur une Terre plate s'écroulent. Ainsi de nombreux ouvrages, tout particulièrement ceux reposant sur une "épistémologie matérialiste forte" qui affirme que seul doit être pris en compte ce qui est observable et mesurable, sont-ils réfutés dès leur parution par l'état actuel de nos connaissances. Certes le matérialisme est encore possible, mais il s'agit d'un matérialisme de "science fiction" ou "à objectivité faible" selon les expressions d'Ortoli et d'Espagnat.
ET LA TRANSCENDANCE, B…. ?
Jean Fourastié nomme "surréel" ce qui, non observé, est postulé par l'existence du réel observable. Libéré de l'instinct qui régule la vie des animaux, l'homme, néanmoins soumis à ses pulsions, vit une situation dramatique. A long terme, l'intellect semble être beaucoup moins performant que l'instinct : pourquoi se donner du mal pour élever ses enfants, pourquoi ne pas tuer son frère pour s'approprier ses biens ? Ceci nous donne à penser que l'un des rôles essentiels de la notion de surréel, présent dans toutes les civilisations, fut de canaliser l'intellect de l'homme livré à lui-même (cela est particulièrement vrai pour les dix commandements).
Certes, le fanatisme religieux a débouché sur d'abominables génocides, mais les excès commis au nom de la transcendance ne peuvent à eux seuls remettre en cause son rôle. Comme le dit d'Espagnat : "1l n'y a pas de recette automatique dont l'application "de routine en toute chose conduise nécessairement à plus d'épanouissement de l'homme. Compte tenu du fait qu'un rejet systématique de toute référence à l'être a été l'idée force de toutes les avant-gardes du siècle actuel, n'est-il pas légitime de se demander s'il n'y a pas là un excès dont nos maux seraient les symptômes ?"
Ce rejet a été en grande partie provoqué par la science classique qui s'est efforcé de rendre absurde l'existence de toute forme de transcendance, et a même influencé les hommes de religion, au point de les inciter à réduire cette dernière au rôle honorable, mais incomplet, de super assistante sociale : "Pour beaucoup de théologiens, catholiques ou protestants, c'est en définitive la parabole du Bon Samaritain qui contient l'essentiel - et tout l'essentiel - de la religion chrétienne". Toutefois l'évolution de nos connaissances rend, comme le montre d'Espagnat, la quête de l'être "non a priori absurde". Il en résulte que "la parabole ne peut plus résumer à elle seule toute la substance et l'espérance confuse dont sont aujourd'hui encore porteuses les religions. Il est extraordinaire que ce soit un physicien qui rappelle à l'ordre les théologiens qui ont jeté la transcendance avec l'eau du bain !
LA SCIENCE, L'INTUITION ET LES VALEURS
Faisons le point. La Science actuelle est une science ouverte. Elle est ouverte sur un autre niveau de réalité dont l'existence est hautement probable, et qui, quel que soit le nom qu'on lui donne, surréel, réel voilé (d'Espagnat), univers primaire (David Bohm), se situe au-delà de la matière, de l'énergie et de tout ce que nous pouvons appréhender par l'expérimentation scientifique.
Attention ! Cela ne signifie nullement qu'un sens existe à cet autre niveau de réalité : le chaos pourrait très bien y régner. Néanmoins l'hypothèse selon laquelle l'Univers possède une signification devient nettement plus probable que dans le cas où ce niveau n'existerait pas.
La Science ne peut aller plus loin. Cela ne nous aide guère dans notre recherche car aucune valeur ne peut être déduite d'une telle situation : ce serait faire du scientisme à l'envers que de baser une éthique sur le seul état de la science.
Il est donc temps de se rappeler ce que fut l'intuition fondamentale de toutes les cultures, à toutes les époques : il existe un autre niveau de réalité. Ce niveau est primordial par rapport au nôtre et la nature même de l'homme est, d'une façon ou d'une autre, reliée à ce niveau. Bien que très répandue, l'intuition de l'existence d'un Dieu personnel créateur n'est pas universelle, mais celle que l'homme a un rôle à jouer à l'intérieur d'un processus qui englobe son existence l'est.
Ainsi apparaît un espoir : celui d'assister au passage de valeurs proclamées ex-cathedra à des valeurs librement admises par tous et basées sur la probabilité que notre existence ait un sens. Cet espoir découle de la convergence d'un mouvement concernant l'ensemble des sciences et de la plus ancienne intuition de l'humanité.
UNE ÉTOILE DONT LA LUMIÈRE NE NOUS EST PAS ENCORE PARVENUE
Hubert Reeves disait que, pour les existentialistes, la destruction du monde aurait paru normale : dans un monde absurde il est normal qu'arrivent des choses absurdes ! Saint-Exupéry dit que "notre humanisme a échoué dans sa tentative. Effectivement, un véritable humanisme doit (comme il l'avait compris, avec une prescience extraordinaire de ce que serait plus tard le mouvement non réductionniste) posséder une dimension transcendantale. "L'Homme de ma civilisation ne se définit pas à partir des hommes. Ce sont les hommes qui se définissent par lui. Il est en lui comme en tout Être quelque chose que n'expliquent pas les matériaux qui le composent. Une cathédrale est bien autre chose qu'une somme de pierres. Elle est géométrie et architecture. Ce ne sont pas les pierres qui la définissent, c'est elle qui enrichit les pierres de sa propre signification. Ces pierres sont ennoblies d'être pierres d'une cathédrale. Les pierres les plus diverses servent son unité. La cathédrale absorbe jusqu'aux gargouilles les plus grimaçantes dans son cantique."
Une réconciliation historique entre deux grandes options intellectuelles qui parurent s'opposer dans le passé est donc possible. L'humanisme et la vision non-matérialiste du monde réconciliées, il peut surgir de cette rencontre une véritable éthique car elle suppose "un sujet et un projet, c'est-à-dire une liberté et un sens" (J.-F. Lambert).
Mais cette réconciliation ne peut s'établir que si elle est basée sur la tolérance et la modestie. L'évolution conceptuelle que nous venons de décrire repose sur cette notion d'incomplétude, sur cette impossibilité d'accéder aux choses "qui sont cachées derrière les choses". Donc, même dans l'hypothèse où, à l'origine, une religion aurait eu accès par un moyen inconnu de nous à cette totalité, ce que nous savons des activités humaines au cours de l'histoire nous interdit d'affirmer qu'un tel message ait pu parvenir intact jusqu'à nous. Ainsi, personne aujourd'hui ne peut affirmer, sous peine de ridicule, être le détenteur d'une vérité absolue. Cette évolution nous délivre donc de la plus grande hypothèque qui a pesé au cours des temps sur les visions non-matérialistes du monde. C'est en effet leur nombre même qui est incompatible avec leur prétention de détenir chacune l'absolue vérité. Bien sûr, il n'est interdit à personne de penser que sa propre religion ou sa propre philosophie est celle qui permet le plus grand "dévoilement du réel" possible. Mais chacune peut être comparée à la vision d'une pièce à travers le trou d'une serrure. Il n'est donc plus désormais possible de s'entre-tuer pour des différences dues à l'existence d'une multiplicité de portes. Nous ne devons pas néanmoins nous contenter de nous réjouir de cette bonne nouvelle : il y a urgence ! Si notre civilisation a pu progresser, malgré toutes les horreurs de ce siècle, vers plus de liberté et vers plus de respect des droits de l'homme, c'est parce que "la civilisation véritable prolongeait encore sur nous son rayonnement condamné, et nous sauvait malgré nous-mêmes" (Saint-Exupéry). Telle une étoile qui a déjà explosé, mais dont le rayonnement nous parvient encore pendant quelques années, les fondements de la vision pré-scientifique du monde inspiraient encore notre humanisme (ô ironie de l'histoire, puisque justement il les renie) sans qu'il s'en aperçoive, et l'aidaient à stabiliser son éthique bancale. Mais les fondements ayant disparu, le rayonnement ne peut manquer de s'éteindre inexorablement, nous laissant dans le noir face à nous mêmes.
Mais voici qu'existe désormais une nouvelle étoile dont la lumière n'est pas encore parvenue jusqu'à nous. Nous participons à une course dont l'enjeu est énorme. La diffusion des nouveaux concepts à travers la société doit être plus rapide que le rythme auquel nous détruisons notre environnement, notre tissu social, et les barrières éthiques nous séparant du "Meilleur des mondes". Il est urgent que le rayonnement d'une nouvelle éthique, solidement fondée, puisse nous éclaircir tous et nous éloigner de la voie de l'autodestruction. On ne peut voir une nouvelle étoile avant que les lois de la Nature ne nous y autorisent car on n'accélère pas la vitesse de la lumière. Toutefois, la vitesse de circulation des idées, elle, ne dépend que de notre effort….
"Le chemin qui mène à la perfection et à l'amour est au fond de nous. Regarde avec ton esprit, prends conscience de ce qui est en toi depuis toujours, fais usage de ta science, enseigne-la, fais-la partager, et tu trouveras la voie de l'envol." Hall Bartlett, Johnatan Livingston Le Goéland.
Ce texte est dédié à ma mère, Nicole Staune, pour l'aide constante qu'elle m'a apportée sur le chemin qui mène au "Réenchantement du monde".