SCIENCE ET QUETE DE SENS
La Rencontre entre les connaissances les plus récentes et des intuitions millénaires.
Jean Staune
INTRODUCTION
Le 18 décembre 1994, lorsque Jean-Marie Chauvet et ses deux compagnons pénètrent dans la grotte de Vallon-Pont-d'Arc, ils savent immédiatement que la découverte de ce "nouveau Lascaux" va faire le tour du monde. Mais l'information la plus importante est passée en grande partie inaperçue : ce n'est pas l'existence de ces merveilleuses peintures datant de près de 30.000 ans avant notre ère - car on connaissait déjà les qualités artistiques des hommes préhistoriques - mais ce crâne d'ours trônant sur une sorte d'autel entouré d'un cercle de trente autres crânes d'ours.
Participant trois ans auparavant à un colloque du CNRS et ayant fait allusion à l'hypothèse selon laquelle la première religion aurait été un culte de l'Ours, je me fis rembarrer en ces termes par l'un des grands paléontologues français : "La religion de l'ours c'est l'ours lui-même qui l'a inventée ! C'est parce que les ours sont venus mourir dans des grottes auparavant habitées par des hommes que l'on a cru que les ossements d'ours avaient été volontairement mélangés à ceux des morts par les hommes préhistoriques." La grotte Chauvet, en démontrant de façon irréfutable l'existence de ce culte de l'ours, détruit cette argumentation.
Pourquoi est-ce si important ? Des chercheurs venant d'horizons aussi divers qu'un historien des religions comme Mircea Eliade, un zoologiste comme Pierre-Paul Grassé, un ethnologue comme Jean Servier sont tous d'accord pour affirmer qu'Homo sapiens est avant tout un "Homo religious". C'est le fait de développer une religion, d'enterrer ses morts avec des parures et des fleurs, de leur rendre un culte et d'être conscient de sa propre finitude qui sépare définitivement l'homme de l'animal. Or, si la plus ancienne religion dont on puisse avoir la trace est bien un culte de l'ours, cela indique qu'à l'image de l'ours qui paraît mourir chaque hiver et qui "ressuscite" de façon "énigmatique" à chaque printemps, les hommes préhistoriques croyaient à la survie des morts, ce que confirment les traces de nourritures que l'on a relevées dans de très anciennes sépultures.
C'est une caractéristique fondamentale de la condition humaine que de s'interroger sur le pourquoi des choses qui nous entourent et sur notre propre destinée. On sait que pendant des millénaires, l'homme, devant les phénomènes inexpliqués qu'il voyait autour de lui : tempêtes, volcanisme, tonnerres, maladies, etc... ne pouvait faire autrement que d'en attribuer la cause à l'action de forces invisibles qui, bien que ne faisant pas partie du monde, avaient un impact sur le monde. C'est ainsi que naquirent les dieux. L'existence d'un culte de l'ours semble montrer qu'à ce premier concept s'est très vite joint un deuxième : celui de la survie de l'homme après la mort. Après tout, cela est parfaitement logique : puisque le monde est constamment agité par les conséquences d'actes d'esprits que l'on ne voit pas, ce qui implique qu'ils existent dans un autre niveau de réalité que celui que nous percevons et où nous vivons, pourquoi ne pas penser que, de même que nous sommes apparus un jour dans ce monde (puisque l'on constate l'arrivée d'êtres qui auparavant n'étaient pas là) , quand nous quittons ce monde quelque chose de nous-même rejoint cet autre niveau de réalité. Sous des formes plus développées, toutes les grandes traditions religieuses de l'humanité ont repris ces deux concepts : le monde où nous vivons ne peut pas être expliqué à partir de lui-même. Il y a une incomplétude radicale de ce monde : sans l'intervention des Esprits, des dieux ou de Dieu il n'y a pas d'explication cohérente du Monde qui tienne. Pour l'expliquer il est donc nécessaire de faire appel à un autre niveau de réalité dont on ne sait presque rien ... sauf qu'il doit forcément exister. Et s'il y a un autre niveau de réalité, une autre façon d'exister que celle que nous éprouvons tous les jours, il est logique de penser que nous rejoignons ce niveau après notre mort.
L'existence d'un autre niveau de réalité et l'existence d'un lien particulier entre l'homme et cet autre niveau apparaissent donc comme les intuitions majeures de l'humanité, celles qui furent présentes en tous temps et en tous lieux.
Il y a 2 500 ans, à l'aube du développement de la pensée rationnelle, il n'est donc pas surprenant de voir que ce sont ces deux intuitions que vont attaquer frontalement les premiers philosophes matérialistes.
Leur but est noble, comme le montre cette analyse de Bernard Pullman : "La crainte devant les mystères du Cosmos et les manifestations impressionnantes de la Nature et la peur, plus obsédante, de la mort, sont les compagnes inséparables des humains, et aucun bonheur véritable n'est possible aussi longtemps que leurs ombres se projettent sur notre existence. Il faut donc se délivrer de ces craintes. Or quel meilleur moyen d'y parvenir que de montrer que ces mystères et ces manifestations sont explicables en termes d'une physique résolument et strictement mécaniste, dépourvue de toute finalité, ne mettant en jeu que des principes matériels et leurs interactions ? Une telle élucidation des causes des phénomènes naturels, dont la mort même n'est qu'un échantillon, doit servir de fondement à la construction d'une morale conduisant à la sagesse et au bien-être (1).
Ainsi c'est pour délivrer leurs contemporains de la peur qui découlait de leur croyance selon laquelle leur destin dépendait entièrement du bon vouloir des dieux que Démocrite, Leucippe, Epicure, vont développer la première "théorie atomique" expliquant la genèse du monde complexe où nous vivons par l'interaction aléatoire de composants élémentaires : les atomes.
Les dieux existent peut-être, mais ils n'interagissent nullement avec le monde, contrairement à toutes les conceptions antérieures (pas seulement celles de l'Iliade et de l'Odyssée, mais celles qui existaient depuis des milliers d'années), il n'y a donc pas lieu de les craindre, et cela parce que le Monde suffit pour expliquer le Monde.
Le rejet de la deuxième intuition en découle logiquement. Pour Epicure "Les châtiments dans l'enfer ne sont pas à craindre, parce que les âmes périssent après la mort et que l'enfer n'existe pas du tout" , et Lucrèce affirme : "Quand nous ne serons plus, quand sera consommée la séparation du corps et de l'âme dont l'union constitue notre être, il est clair que rien absolument ne pourra nous atteindre nous qui ne serons plus." Ainsi débarrassé de la peur des dieux qui ne peuvent intervenir dans les affaires du Monde et de la peur de la mort, puisqu'il n'y a rien au-delà à espérer ou à redouter, l'homme peut mener une vie sage et responsable.
Il est tout à fait extraordinaire de constater comment les siècles qui précèdent le nôtre ont apporté de l'eau au moulin de ce qui, il y a 2.500 ans, n'était qu'une hypothèse, et qui fut considéré pendant 2.000 ans comme une spéculation plus ou moins extravagante, surtout à partir du moment où le développement du christianisme est venu affirmer avec force la rupture entre le Créateur et la créature. Non, le tonnerre n'est pas une colère de Zeus, non, une bonne récolte n'est pas le fruit d'une récompense divine mais de conditions climatiques favorables alliées à une bonne exécution des tâches agricoles, non, les grandes épidémies ne sont pas des punitions mais sont liées à la propagation des microbes ou des virus, non, l'homme n'est pas physiologiquement différent d'un animal, etc, etc ...
Toutes les grandes découvertes effectuées depuis la Renaissance jusqu'à l'aube du XXème siècle ont ainsi confirmé de façon éclatante cette intuition selon laquelle les évènements se produisant dans notre monde physique pouvaient être expliqués à partir de causes provenant elles aussi du monde physique. Ainsi Dieu n'intervenait pas dans le Monde et dès le XVII ème siècle, redécouvrant Démocrite et le dépassant grâce à l'avalanche des découvertes scientifiques en cours, des philosophes affirmèrent que Dieu était une hypothèse inutile. Jean Fourastié décrit comment la vision du Monde de l'ensemble de la société en fut, de proche en proche, affectée : "La science du XIXème siècle et du début du XXème reste ainsi dominée non seulement par l'espoir mais par la certitude d'expliquer par le réel tout le réel (...) . Le mouvement de discrédit des surréels (populaires et savants) né des premières découvertes de la science expérimentale, s'étendit en effet à la grande majorité de la population. Des académies des sciences, l'esprit nouveau passa dans les académies littéraires, dans les cerveaux des poètes, des artistes, des publicistes, des romanciers, des journalistes ; et de là, successivement, dans ceux du grand public : bourgeois, fonctionnaires, instituteurs, puis dans les classes populaires urbaines, et enfin à une date plus récente, dans les campagnes (...) . Tout ce mouvement, ces causes et ces effets, peuvent être rattachés directement ou indirectement, au progrès des sciences expérimentales : directement par l'exclusion affirmée de Dieu, hypothèse inutile, et du "surnaturel", inobservé, jugé inobservable, attribué donc à l'illusion, à la naïveté primitive de l'âge pré-scientifique, à la superstition ; indirectement par le spectacle permanent de l'efficacité scientifique opposée à celle de la foi qui, malgré la formule célèbre, n'a jamais (?) transporté de montagnes ». (2 p. 123).
Nous semblons donc ainsi arriver à une "fin de l'histoire". Jacques Monod ("L'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers dont il a émergé par hasard")
(3. p. 224 ), le Prix Nobel Steven Weinberg ("Plus nous comprenons le Monde, plus il nous semble dépourvu de signification") (4. p. 179) , Jean Pierre Changeux ("L'homme n'a plus rien à faire de l'esprit, il lui suffit d'être un homme neuronal") (5. p. 211)ont ainsi transformé l'essai de Démocrite, Epicure et Lucrèce. Les "apôtres" de cette nouvelle "religion" ont pour devise "tout le réel peut être expliqué à partir du réel" . On n'insistera jamais assez sur l'importance de cette "autosuffisance explicative" du réel pour l'établissement de la vision du Monde qui imprègne toute notre société.
Tout ce qui existe est issu des interactions des constituants fondamentaux de l'Univers, qui au cours de milliards d'années se sont lentement agrégés les uns aux autres sous l'influence des lois physico-chimiques connues ou de lois que l'on découvrira bientôt. Certes ce qu'il y a à découvrir encore est certainement immense, mais l'essentiel est acquis : la cause de tout ce qui existe dans notre Univers provient de notre Univers. Comment pourrait-il en être autrement ? De quel autre endroit pourrait-elle provenir ? "Circulez, il n'y a rien (d'autre) à voir ! " nous dit la « science classique », rien d'autre que cet Univers, que ce niveau de réalité où nous vivons, immergés dans le temps, l'espace et la matière. Comment aller plus loin ? Comment dépasser cette vision qui, aussi riche soit-elle, "clôture" notre réel, le rendant justement indépassable. Nous sommes donc bien arrivés à une fin dans cette grande quête de la compréhension de la condition humaine que l'homme poursuit des grottes du Pléistocène aux scientifiques du XXème siècle en passant par les penseurs grecs.
Dieu (ou les dieux, ou les esprits - Monod regroupera ces trois concepts sous le vocable "animisme» ), semble ainsi expulsé de l'histoire, il n'y a aucune raison rationnelle de croire en l'existence d'un autre niveau de réalité. Certes, il y a encore de nombreux croyants même parmi les grands esprits scientifiques. Mais ceux-ci sont obligés de séparer leur science et leur foi. On peut croire ce que l'on veut, à titre personnel, mais cela n'a aucun lien avec la connaissance objective, Dieu devient un concept vague et ne saurait rentrer en interaction avec le Monde (comme le dit un grand scientifique chrétien "Depuis que l'on a énoncé les lois de la gravitation, on rapporte beaucoup moins de miracles de lévitation !), La philosophie de l'absurde règne en maître, elle qui est parfaitement cohérente avec ce monde soumis, selon la théorie darwinienne à la froideur implacable de la sélection naturelle, et où semble ne s'exprimer ni sentiments, ni projets, où notre propre existence n'a aucune signification.
Sommes-nous plus heureux pour autant ? C'est loin d'être évident ! Il est absolument fascinant de mettre face à face les buts du projet d'explication du réel par le réel tels qu'ils étaient énoncés par les philosophes grecs (libérer l'homme de la peur des dieux et de l'au-delà pour lui permettre de mener une vie sage et responsable), et le résultat de cette démarche tel qu'il est énoncé 2.500 ans plus tard par l'un des plus influents scientifiques matérialistes actuels, le "pape de la sociobiologie», E.O. Wilson, professeur à Harvard, tel qu'il est exprimé à la fin de son ouvrage majeur "Sociobiologie" :
"Quand nous aurons suffisamment progressé pour nous expliquer en ces termes mécanistes, et que les sciences sociales seront totalement épanouies, le résultat auquel nous nous trouverons confrontés risque de ne pas être aisé à accepter. Il semble donc approprié d'achever ce livre ainsi qu'il a commencé, avec ce sombre pressentiment d’Albert Camus :"Un monde qui peut être expliqué fut-ce par de mauvaises raisons est un monde familier. Mais, en revanche, dans un univers privé d'illusions et de lumière, l'homme se sent un étranger. Son exil est sans remède étant donné qu'il est privé du souvenir d'un foyer perdu ou de l'espoir d'une terre promise."
C'est malheureusement exact. Mais nous disposons encore d'une centaine d'années." (6. p. 582)
Ainsi au terme du processus ne se trouve que le désespoir absolu, tout juste Wilson consent-il à nous donner un sursis d'une centaine d'années avant que nous y plongions définitivement !
Alors que Jacques Monod nous "sortait de derrière les fagots" à la fin du "Hasard et la Nécessité" un "humanisme réellement socialiste" qui avait encore moins de liens avec la vision du Monde qu'il avait développée au cours de son ouvrage qu'il en existe entre la foi des "séparationnistes" chrétiens et leur appréhension scientifique du Monde, ceux qui osent aller jusqu'au bout de leur démarche tombent le masque et nous révèlent qu'elle débouche sur la fin de toute forme d'humanisme envisageable, que ce soit l'humanisme chrétien de la Renaissance ou l'humanisme matérialiste issu des lumières. Ainsi Marvin Minsky, l'un des leaders de l'intelligence artificielle, nous dit : "Les ordinateurs de la prochaine génération seront tellement intelligents que nous aurons de la chance s'ils nous acceptent auprès d'eux comme animaux de compagnie" , Hans Moravec, l'un des principaux spécialistes de la robotique spécule sur la façon dont on remplacera les différents organes du corps y compris le cerveau (!) par des robots, soutenu en cela par le biologiste Richard Dawkins qui annonce, après l'ère des êtres vivants, basés sur les gènes, l'ère des machines basées sur les "mèmes" (quantité d'information) . Quant à Ruiz de Gopegui, élève de Minsky, il n'hésite pas à affirmer : "La liberté est une illusion, on n'est pas intelligent ou sot, mais bien ou mal programmé. Avec les libertés individuelles disparaîtront les libertés civiles et politiques. "
Mais le réel a-t-il vraiment dit son dernier mot en affirmant sa complétude explicative ? Est-il vraiment impossible d'échapper au "désespoir Wilsonien" ?
N'oublions pas que, comme nous l'a dit Jean Fourastié, c'est la Science, l'exploration rationnelle du réel, qui a abouti à ce résultat. Et si nous la continuions, cette exploration ? Si nous regardions quel est le message que nous délivrent les connaissances les plus récentes, dans tous les grands domaines scientifiques, en ce qui concerne cette fameuse question, si essentielle, comme nous l'avons vu, pour notre vision du Monde, de la "complétude" du Réel ?
C'est ce que nous allons tenter de faire dans les pages qui vont suivre. Il est clair qu'un tel projet dépasse, si on veut le traiter de manière approfondie, le cadre d'un article comme celui-ci. Nous allons donc prendre quelques points-clés dans les principales disciplines scientifiques que sont la Physique, les Mathématiques, l'Astronomie, la Biologie, la Neurologie et voir comment ils renouvellent complètement la problématique qui, comme un "long fleuve tranquille" s'est développée des intuitions de Démocrite à la "science classique" . Puis nous verrons quelles conclusions il est possible d'en tirer par rapport à cette quête de la compréhension de la condition humaine qui a commencé il y a des dizaines de milliers d'années au fond des grottes, où l'art et la religion faisaient leur apparition sur Terre.
LE NOUVEAU PARADIGME SCIENTIFIQUE
Pour célébrer la naissance du XXème siècle, lord Kelvin (qui donna son nom à l’échelle des températures absolues) fit, en 1900, une célèbre conférence dans laquelle il affirma que la physique avait tout expliqué à l’exception de «deux petits nuages noirs » qui obscurcissaient encore le ciel limpide de la science d’alors : l’expérience de Michelson et Morlay et le rayonnement d’un corps noir quand il est chauffé. Bien que ses propos paraissent aujourd’hui absurdes notre lord ne manquait pas d’intuition ! Car ces deux petits nuages noirs se sont transformés en deux tempêtes qui ont dévasté la vision du monde de la science classique et qui, à travers des disciplines comme la relativité générale et la mécanique quantique ont contribué à créer un nouveau paradigme.
Qu’est-ce qu’un paradigme ? C’est une conception du monde qui synthétise des éléments venus de divers domaines. Dans la première partie nous avons décrit la mise en place du « paradigme classique » qui de la Renaissance au XXème siècle a semblé expulser Dieu de l’histoire des hommes. Aujourd’hui nous avons assez de recul pour comprendre que le XXème siècle à vu émerger un nouveau paradigme.
Physique quantique
Le premier «petit nuage noir» était constitué par la structure du rayonnement d’un corps noir quand il est chauffé. Pour expliquer les résultats expérimentaux il fallut avoir recours à l’hypothèse que l’énergie était émise par paquets (quanta) et non de manière continue, au niveau des particules élémentaires. Cette première rupture avec les concepts de la science classique mais aussi avec le sens commun (comment imaginer, à notre niveau de réalité à nous, que la température d’une pièce passe de 21 à 23 degrés sans passer, ne fut-ce qu’un instant, par 22 degrés ?) en engendra de nombreuses autres. Einstein montra que la lumière, qui était composée d’ondes, comme l’avait démontré Young était aussi composée de particules de masse nulle, les photons. Le principe d’incertitude d’Heisenberg en démontrant qu’on ne peut à la fois connaître la position et la vitesse d’une particule porte un coup fatal au déterminisme classique. Louis de Broglie en découvrant que, comme la lumière, la matière aussi a une nature double, ondulatoire et corpusculaire, se livre à une véritable « dématérialisation de la matière ». Tous les composants fondamentaux de la matière se comportent tantôt comme des objets matériels ponctuels, tantôt comme des ondes pouvant emprunter deux trajets différents à la fois. C’est pourquoi Heisenberg dira que les particules élémentaires sont moins réelles que des choses mais plus que l’idée d’une chose. Il s’agit pourtant des bases de tout ce qui nous entoure.
Mais la révolution quantique ne s’arrête pas là. En 1935 Einstein et deux de ses collaborateurs Podolsky et Rosen, montrent que si l’on suit jusqu’au bout les prédictions de la mécanique quantique il existe des situations où deux particules sont « non-séparables », où tout ce qui arrive à l’une se répercute instantanément sur l’autre, quelque soit la distance qui les séparent. Ce qu’Einstein, contrairement à Niels Bohr, croyait impossible à cause du caractère fini de la vitesse de la lumière. Mais à partir des années 70, et surtout avec l’expérience d’Alain Aspect en 1983, les évidences s’accumulèrent. Aujourd’hui personne ne met en doute l’existence de ce lien mystérieux entre deux particules qui semble transcender le temps et l’espace.
Sachant tout cela on peut apprécier la boutade de Niels Bohr : « Celui qui n’est pas horrifié par la mécanique quantique lorsqu’il la découvre ne l’a certainement pas comprise ».
Relativité et théorie du Big Bang
L’autre « petit nuage noir » qui inquiétait notre lord était l’expérience de Michelson et Morley. Le résultat de celle-ci ne fut expliqué qu’en 1905 lorsque Einstein produisit sa théorie de la relativité restreinte. Dans le vide la vitesse de la lumière est constante. Donc si une fusée va à une vitesse x et émet un rayon de lumière allant à la vitesse c, le rayon, pour un observateur, n’ira pas à la vitesse c + x mais à la vitesse c. Comme en mécanique quantique, nous trouvons à la base de cette deuxième révolution une idée totalement contre-intuitive et qui prend le contre-pied des concepts classiques. Et, ici aussi, cela ne fait que commencer. La fameuse équation E=MC2 implique la possibilité de transformer en objet les propriétés d’un objet. Ainsi les quantités de mouvements de deux particules élémentaires qui entrent en collisions vont contribuer à créer une nouvelle particule.
Avec la relativité générale, l’espace n’est plus euclidien, il met fin à une certitude vieille de 2000 ans. Le chemin le plus court entre deux points dans la galaxie n’est plus une ligne droite car le temps, la matière et l’énergie sont imbriqués et les masses courbent l’espace qui les environne.
Le temps et l’espace n’étant plus des absolus, ils peuvent avoir une origine. C’est ainsi que l’idée d’un « Big Bang », d’un commencement du temps et de l’espace, peut se déduire logiquement de la relativité. Einstein qualifiera plus tard de « plus grande erreur de sa vie » le fait de ne pas avoir eu l’audace de suivre sa théorie jusqu’au bout et d’avoir laissé le russe Friedmann et le belge Lemaître poser à sa place les bases de la théorie du Big Bang. Théorie qui elle aussi prend complètement à contre-pied des conceptions établies depuis 2500 ans qui, à la suite d’Aristote, affirmaient que l’univers était éternel.
Dans les années 1970 la théorie du Big Bang donna naissance à un domaine d’étude encore plus provoquant pour les concepts classiques, le principe anthropique. Avec les moyens informatiques modernes, il est possible de modéliser l’évolution de l’univers et l’impact de telle ou telle variable sur cette évolution. Il est ainsi possible de créer des univers virtuels où la masse du proton, la constante de gravitation ou la vitesse de la lumière sont différentes. Et l’on se rend compte que dans la quasi totalité des cas les univers ayant des caractéristiques différentes du nôtre ne peuvent se développer de façon à permettre l’apparition de la vie et de la conscience.
Il est aisé d’expliquer ce fait si l’on postule l’existence d’une infinité d’univers parallèles, tous déconnectés les uns des autres : nous sommes par hasard dans le seul ayant les bonnes constantes. Mais s’il n’existe qu’un univers (ou un petit nombre), alors la question du sens de notre existence redevient, contrairement à ce qu’imaginaient Monod et Weinberg, une question qui se pose au cœur même de la science, étant donné l’existence de ce « réglage » très précis des constantes fondamentales de notre univers.
Théorie du chaos et phénomènes non linéaires
Pendant longtemps, on a cru, à la suite de Newton, que les systèmes dynamiques représentaient la forteresse du déterminisme. Mais dès le début du XXème siècle Henri Poincaré démontra que les interactions d’un système à trois corps ne peuvent être prédites dans le long terme. Ce fut le début d’une révolution qui amena de plus en plus de scientifiques, à la suite des travaux d’Ilya Prigogine, entre autres, à s’intéresser à des phénomènes non-linéaires, où une petite modification des conditions initiales provoque une grande divergence des résultats finaux du processus. Ainsi en est-il du fameux « effet papillon » selon lequel un battement d’ailes de papillon en Australie peut provoquer une tempête trois semaines plus tard en Californie. Car l’atmosphère est un système instable et profondément non linéaire, ce qui rend justement imprédictible son évolution à long terme. La théorie du chaos nous fait ainsi entrer dans un monde probabiliste. Il y a là selon Ilya Prigogine « une seconde révolution copernicienne qui nous donne une image bien plus complexe du monde qui nous entoure et dans laquelle le problème de l’impact de l’homme sur son environnement est aussi beaucoup plus compliqué à cerner, parce que la nature n’est pas quelque chose de stable, de tranquille, de permanent » (7. p. 28). Et comme nous y avons fait allusion avec « le problème des trois corps » de Poincaré, ce mouvement touche aussi les systèmes newtoniens, au point que Sir James Lighthill, Président de l’Union Internationale de mécanique pure et appliquée, a pu écrire à la fin des années 80 qu’il s’excusait au nom de ses collègues et de lui-même d’avoir propagé pendant trois siècles l’idée inexacte que les systèmes newtoniens étaient déterministes.
Comme le dit encore Prigogine « Chacun de nous doit s’excuser de temps en temps pour avoir écrit quelque chose qui n’était pas encore tout à fait clair ou juste. Mais s’excuser pour trois siècles d’une évolution scientifique qui était à la base même de la philosophie des sciences et des conflits tels que les ressentaient Kant ou Bergson, c’est quand même un événement extraordinaire ». (7. p. 29)
Le théorème de Gödel
Parmi les grands défis lancés à la communauté des mathématiciens au début du XX ème siècle par David Hilbert, se trouvait le problème de la consistance de la logique. Toutes les activités humaines formalisées reposent sur une théorie des nombres qui elle même repose sur des axiomes qui reposent sur la logique. Montrer que la logique était auto-consistante c’était pour Hilbert la « solution finale ». En effet, si une telle démonstration était possible, il en découlerait, comme le montra Hilbert, qu’on pourrait (au moins en théorie) démontrer la véracité ou la fausseté de n’importe quelle proposition logique. On voit bien là qu’il y a une tentative d’enfermer l’esprit humain dans un déterminisme (voire un totalitarisme) logique, comme la mécanique classique voulait enfermer le corps humain et son environnement dans un déterminisme physique.
C’est Kurt Gödel qui en 1931 démontra le contraire : la logique ne saurait être à la fois complète et consistante, tout ensemble fini d’axiomes contient une proposition indécidable. On connaissait depuis les Grecs l’existence de telles propositions qui ne sont ni vraies ni fausses (« tous les crétois sont des menteurs » dit un crétois. Ment-il ?). Le grand apport de Gödel a été de montrer leur caractère inévitable dans tout système logique. Un système logique qui serait complet serait inconsistant. Ainsi explose le carcan logique où Hilbert voulait nous enfermer.
Mais Gödel va plus loin encore : dans tout système d’axiomes, il existe des propositions vraies mais dont la véracité n’est pas démontrable dans le système en question. Comme le dit Gödel « la base de mon système repose sur l’idée que la notion de vérité en mathématique est plus vaste que la notion de démonstrabilité ». (8). De quoi traumatiser bien des mathématiciens pour lesquels ces deux notions paraissent indissolublement liées.
La biologie évolutionniste non darwinienne
Wilson, Dawkins et Monod basaient leur vision désenchantée du monde sur le fait que la théorie darwinienne montre que l’évolution est un processus aveugle, ne possédant aucun sens, ne pouvant être le vecteur d’aucun projet.
Mais ici aussi une révolution est en cours. Contrairement aux quatre autres domaines que nous venons de parcourir, et où les idées nouvelles sont bien implantées, ici les conceptions réductionnistes qui sont à la base de grands projets comme le décryptage du génome humain, sont encore largement majoritaires. Il peut y avoir de cela une explication historique. Un décalage de près de 70 ans semble se perpétuer depuis près de 500 ans entre les sciences de la Matière et les sciences de la Vie. A l’époque où Newton commençait à percer les secrets de l’Univers, les malades n’avaient pour se soigner que les « médecins de Molière » dont la compréhension du vivant était des plus limitée.
Et aujourd’hui les concepts classiques, qui ont déjà été réfutés dans les sciences de la matière, se trouvent encore à la base de la biologie actuelle. Néanmoins, l’évolution générale des sciences que nous décrivons ici nous permet de prédire que les biologistes de plus en plus nombreux qui s’opposent à de telles conceptions sont bien, eux aussi, les porteurs d’une révolution copernicienne dans leur domaine.
Cette opposition peut prendre de très nombreuses formes.
Il y a ceux qui, comme Christian de Duve et Michael Denton, affirment que la vie est un phénomène inévitable, inscrit dans les lois de l’univers (« un impératif cosmique » a écrit de Duve) et non un accident improbable comme le pensait Monod.
Il y a ceux qui remettent en question le statut de l’ADN et la toute puissance des gènes dans le modèle actuel expliquant les phénomènes héréditaires, comme Rosine Chandebois ou Andras Paldi (9).
Il y a ceux qui montrent comme Brian Goodwin et Remy Chauvin, les limites de la selection naturelle dont les darwiniens voudraient faire une panacée universelle permettant d’expliquer toutes les adaptations les plus subtiles des organismes à leur environnement (9).
Il y a ceux, comme Anne Dambricourt qui mettent en lumière l’existence de processus qui se déroulent sur le très long terme et qui semblent avoir une logique propre, qui se situe hors d’atteinte des modifications de l’environnement. Ainsi la cause de la bipédie se situe dans une « tendance lourde » (une flexion des embryons de primates qui se produit toujours dans la même direction pendant 60 millions d’années) et non dans des modifications ponctuelles de l’environnement dans lequel vivaient les ancêtres des australopithèques (la théorie de « l’East Side Story » liée à l’effondrement de la Rift Valley), ce que semblent confirmer des trouvailles récentes comme celles de l’équipe de Michel Brunet.
Tout cela nous montre une chose : les postulats de base de la théorie darwinienne selon lesquels les principaux facteurs qui dirigent l’évolution sont des mutations se produisant au hasard et triées par la sélection naturelle sont bien trop limités. Ils permettent certes d’expliquer de très nombreux phénomènes. Mais ce qui est intéressant pour l’avenir de la biologie, c’est justement ce qu’ils n’expliquent pas.
On se trouve ici dans une situation semblable à celle de la mécanique newtonienne. Celle-ci devait tout expliquer ; et certes elle semblait tout expliquer. Parce que la recherche se concentre sur les phénomènes les plus faciles à expliquer, cela permettant de gérer rapidement des résultats.
Dans un deuxième temps seulement les progrès des connaissances ont montré qu’il existait des phénomènes plus subtils qui ne pouvaient être expliqués ainsi. Mais alors les tenants des conceptions classiques se sont livrés à « un tir de barrage » pour défendre le caractère universel de leurs concepts. Nous vivons exactement une période identique en biologie où les non darwiniens sont la cible des critiques, voire du mépris des darwiniens.
Néanmoins, l’actualité de la recherche nous apporte sans cesse des preuves que la Vie est un phénomène bien plus subtil que ce à quoi les tenants du darwinisme voudraient la réduire. La plus spectaculaire, s’est produite au moment de la mise sous presse de cet ouvrage. Une équipe anglo-saxonne vient de découvrir un nouveau mécanisme génétique dans le vivant : « l’interférence de l’ARN » ; il s’agit de minuscules fragments d’informations génétiques présents dans les cellules sous formes d’ARN et capables d’interférer dans la lecture de l’information biologique contenue dans l’ADN au point de désactiver certains gênes.
Ainsi dans le domaine des sciences du vivant aussi de nouvelles portes que l’on croyait fermées se réouvrent, débouchant sur d’autres options philosophiques que celles où le hasard, l’absurde et le non-sens règnent en maître.
L’homme non (uniquement) neuronal
La neurologie et les sciences cognitives semblent être l’ultime bastion du réductionnisme et du matérialisme. Jean-Pierre Changeux, ancien élève de Jacques Monod, n’hésitait pas à affirmer en inaugurant son cours au Collège de France et en pointant du doigt un spectateur situé au premier rang : « Je ne sais pas ce que pense monsieur, mais un jour je le saurai, et je saurai même ce qu’il va penser dans 2 minutes. » Il voulait exprimer par là l’idée que la connaissance exhaustive des processus neuronaux se déroulant dans le cerveau d’un individu permettrait de connaître ses pensées les plus intimes et même de prévoir l’évolution de celles-ci. Il basait sa certitude sur l’identité qui doit exister entre les processus neuronaux qui ont lieu dans le cerveau et le vécu subjectif de la personne humaine.
C’est justement cette identité-là que vont remettre en cause les expériences les plus en pointe dans ce domaine. Celles de Ben Libet par exemple, qui, à l’Université de San Francisco, a mis au point un protocole expérimental permettant de reproduire de façon rigoureuse un phénomène souvent rapporté par des sujets de façon empirique, celui de la distorsion du temps lors d’accidents de voiture ou de chutes en montagne. De nombreux témoins ont affirmé que l’événement leur aurait paru durer bien plus longtemps que sa durée réelle. Libet a pu formaliser cela en montrant ainsi que le temps vécu par le sujet n’est pas équivalent au temps neuronal. C’est un peu comme si la conscience pouvait «s’extraire » du temps dans certaines situations (cf. 10)
Par ailleurs Jean-François Lambert à l’hôpital Trousseau à Paris a obtenu, sur des moines tibétains en méditation des résultats, confirmés par le Pr. Henri Joyeux à Montpellier sur des mystiques chrétiens. Lors de certains états modifiés de conscience les tracés électroencéphalographique des sujets montrent qu’ils ne répondent pas aux potentiels évoqués , comme si les sujets étaient en train de sombrer dans le coma, alors que selon leurs témoignages ils étaient pleinement conscients à ce moment là. Nous voyons là une preuve particulièrement nette d’une déconnexion entre le neuronal et le mental qui suffit pour invalider les prétentions réductionnistes dans ce domaine, puisque la connaissance de l’état neuronal de ces sujets ne peut permettre d’en déduire leur état mental à l’instant où l’expérience est effectuée.
D’autres expériences initiées par Kornhuber et développées par Libet ont permis de mettre en lumière un « potentiel de préparation ». Près d’une seconde avant un acte, notre cerveau se prépare déjà à l’effectuer. Pourtant nous prenons conscience de notre décision d’effectuer un tel acte 0,2 sec. avant qu’il se produise. Cela veut-il dire que notre liberté est une illusion, que nous nous croyons libre alors que « notre cerveau décide pour nous ? » Non car Libet a montré qu’à 0,2 sec. avant l’acte le sujet pouvait, par sa volonté, arrêter le processus initié par son inconscient.
Cela nous amène à la métaphore de l’arbitre. Notre esprit serait comme l’arbitre dans un match de football. On peut filmer un match de football en montrant uniquement le ballon et les joueurs qui tapent dedans. Un réductionniste pourrait ainsi nier qu’il existe une entité appelée « l’arbitre » et qui joue un rôle essentiel dans le résultat du match, puisque l’on ne la voit jamais et qu’elle ne tape jamais dans le ballon. Néanmoins un observateur attentif du match pourra déduire indirectement l’existence de l’arbitre de certains faits : ainsi pourquoi tous les joueurs s’arrêtent-ils de jouer au même moment ? De même que l’arbitre peut arrêter un match, notre libre-arbitre s’exercerait sur le mode du veto : nous sommes responsables de nos actes car 0,2 sec. avant ceux-ci nous pouvons arrêter des processus initiés hors de notre conscience.
Tout cela nous montre que si l’homme ne peut se passer des neurones pour être conscient, notre conscience est un phénomène plus vaste qui ne peut s’interpréter uniquement au plan neuronal. Il s’agit là aussi d’une révolution en cours dont les effets ne se feront pleinement sentir qu’au cœur du XXIème siècle.
Les implications philosophiques du nouveau paradigme
Nous n’avons pu ici que passer en revue un certain nombre de faits. Néanmoins cela est suffisant pour montrer qu’une immense révolution est en train de se produire.
Si l’on prend un peu de hauteur et que l’on essaie d’avoir une vue globale sur l’évolution de nos connaissances depuis un siècle comment ne pas être saisi de vertige devant l’immensité des remises en causes que nous apportent les six domaines que nous venons de décrire.
La vision classique avait une forte cohérence interne. Au « démon de Laplace » esprit omniscient (et purement théorique) qui pouvait connaître tout le futur et tout le passé (en vertu du déterminisme laplacien) répondait la « solution finale » de Hilbert permettant de résoudre toutes les questions de logique et l’« homme neuronal » de Changeux qui mettait à nu ce qui constitue le propre de l’homme. Rajoutez à cela une évolution dont le premier moteur est la lutte pour la vie et la survie du plus apte, un univers éternel, un temps et un espace cadres absolus du drame de notre existence et vous avez toute la vision classique. Vision qui a inspiré de nombreux systèmes politiques et idéologiques du XXème siècle. On peut retrouver la trace de certains de ces principes dans les totalitarismes nazis et communistes, dans le darwinisme social et d’autres dans l’ultralibéralisme, dans le travail à la chaîne et les conceptions classiques du management de l’entreprise, mais aussi de l’éducation ou des méthodes de gouvernement.
La grande nouvelle de ce début de troisième millénaire c’est que cette vision classique est bien en train de s’effondrer dans tous les grands domaines où elle fut dominante. C’est cela qui fait la force du nouveau paradigme . Cela serait très différent s’il ne concernait qu’un ou deux domaines.
Etant donné l’impact sociétal et politique qu’ont pu avoir les idées dont le nouveau paradigme est en train de saper les fondements, il s’agit d’une révolution qui n’a pas seulement un intérêt philosophique mais qui touche tous les domaines de la société.
Il est important d’avoir cela en tête même si ce domaine est hors de notre propos ici et si nous nous focalisons sur les implications philosophiques.
Celles-ci n’ont pas été perçues que par des croyants. Il est frappant de constater que, pour la mécanique quantique, ce sont des physiciens parfaitement agnostiques Sven Ortoli et Jean Pierre Pharabod qui ont pu dire de la manière la plus claire : « Un autre bouleversement devrait être considéré comme positif, c’est l’abolition du carcan matérialiste et l’émergence de nouvelles possibilités philosophiques : en effet, la science des XVIIIème et XIXème siècle avait abouti au triomphe du matérialisme mécaniste, qui expliquait tout par l’agencement de morceaux de matière minuscules et indivisibles, agencement réglé par diverses forces d’interaction qu’ils exerçaient entre eux. Cette vision assez primitive, à laquelle se tiennent encore la plupart des biologistes, avait pour conséquence l’inutilité des religions et de celles des philosophies qui font appel à l’existence d’entités non matérielles. Le fait que ces morceaux de matière se soient révélés n’être en réalité que des abstractions mathématiques, non locales, c’est-à-dire pouvant s’étendre sur tout l’espace et de plus n’obéissant pas au déterminisme, a porté un coup fatal à ce matérialisme classique. Certes, le matérialisme est encore possible, mais un matérialisme « quantique » qu’il faudrait appeler « matérialisme fantastique » ou « matérialisme de science-fiction » (11. p. 125).
Ainsi le premier point c’est que cette évolution fragilise le matérialisme car elle détruit une vision du monde qui était compatible avec le matérialisme et avec lui seul.
Bernard d’Espagnat franchit un pas de plus en disant « Un des enseignements des sciences modernes, dites par tradition, « de la matière » est celui-ci : la chose, s’il en est une qui se conserve, n’est pas le concret mais l’abstrait, non pas ce qui est proche des sens mais au contraire le nombre pur, dans toute son abstraction mathématique, telle que nous le révèle la physique théorique. En d’autres termes, par rapport à nos sens et à nos concepts familiers (qui résument les possibilités de nos sens), le réel, indéniablement, est lointain et cette découverte, fort importante, une des manières les plus pertinentes de l’évoquer est, selon moi, de reconnaître que le mot « matière » est mauvais et de réintroduire le mot d’être » (12. p. 55).
Ce concept du réel « lointain » ou « voilé » fait référence au fait que l’existence d’au moins un (et peut-être de plusieurs) autre niveau de réalité est nécessaire pour expliquer la réalité où nous vivons. Comme l’a dit Basarab Nicolescu « La science repliée sur elle-même, coupée de la philosophie, de par sa position dominante dans notre société, ne peut mener qu’à l’auto-destruction (…) Nous étions en danger de mort, sous l’influence de maîtres à penser prônant un seul niveau de Réalité, horizontal, où tout tourne en rond et engendre fatalement le chaos, l’anarchie, l’auto-destruction. » (13).
L’astrophysique en posant ouvertement la question (même si elle ne fournit pas la réponse !) de l’existence d’un créateur va encore plus loin comme le montre les propos de Freeman Dyson « Je ne me sens pas étranger à l’univers, plus je l’examine et étudie en détail son architecture, plus je découvre de preuves qu’il attendait sans doute notre venue » (14. p. 293), ou ceux de Trinh Xuan Thuan commentant le dilemme dans lequel nous laisse le principe anthropique (univers unique avec un créateur ou infinité d’univers parallèles où règne le hasard) : « Je rejette l’hypothèse du hasard parce qu’en dehors du non-sens et de la désespérance qu’elle entraîne, je ne puis concevoir que l’harmonie, la symétrie, l’unité, la beauté que nous percevons dans le monde, des contours délicats d’une fleur à l’architecture majestueuse des galaxies, mais aussi de manière beaucoup plus subtile et élégante, dans les lois de la nature, soient le fait du hasard. Si nous acceptons l’hypothèse d’une seul univers, le nôtre, nous devons postuler l’existence d’une cause première qui a réglé d’emblée les lois physiques et les conditions initiales pour que l’univers prenne conscience de lui-même. La science ne pourra jamais distinguer entre ces deux possibilités : l’univers unique avec un créateur ou une infinité d’univers sans créateur. Jamais elle ne pourra aller au bout du chemin. Le résultat magique de Gödel nous a montré les limites de la raison. Il nous faut donc faire appel à d’autres mode de connaissance comme l’intuition mystique ou religieuse, informée et éclairée par les découvertes de la science moderne. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : l’univers ne nous est plus distant, étranger, mais intime et familier. » (15. p. 446).
En biologie aussi on assiste à un recul des positions de la philosophie de l’absurde. Le prix Nobel Christian de Duve écrit : " Selon la théorie que je défends, il est dans la nature même de la vie d'engendrer l'intelligence, partout où (et dès que) les conditions requises sont réunies. La pensée consciente appartient au tableau cosmologique, non pas comme un quelconque épiphénomène propre à notre biosphère, mais comme une manifestation fondamentale de la matière. La pensée est engendrée et nourrie par le reste du cosmos " (16. p. 493). Il affirme également " J'ai opté en faveur d'un univers signifiant et non vide de sens. Non pas parce que je désire qu'il en soit ainsi mais parce que c'est ainsi que j'interprète les données scientifiques dont nous disposons " (16. p. 494) prenant ainsi le contre-pied des positions de Jacques Monod. Michael Denton va plus loin encore, nous montrant comment loin de s’opposer à des conceptions théologiques la biologie actuelle peut les renforcer (sans les prouver bien sûr) : " Toutes les évidences disponibles dans les sciences biologiques supportent la proposition centrale de la théologie naturelle traditionnelle : le cosmos est un tout agencé de telle façon que la vie et l’être humain en constituent les buts fondamentaux. Un tout dans lequel chaque facette de la réalité, depuis la taille des galaxies à la capacité thermale de l’eau, ont leur sens et leur explication dans ce fait central " (17. p. 528). Il en conclut : « En raison de la doctrine de l’Incarnation qui impliquait que Dieu avait pris la forme humaine, aucune religion ne dépendait plus que le christianisme de la notion d’une position absolument centrale et singulière de l’homme dans le cosmos. La vision anthropocentrique de la chrétienté médiévale est peut-être l’idée la plus extraordinaire que l’homme ait jamais formulée. C’est une théorie fondamentale, et d’une prétention radicale. Aucune théorie humaine ne l’égale en audace, puisqu’elle stipule que toute chose se rapporte à l’existence de l’homme (…) Quatre siècles après que la révolution scientifique eut paru détruire cette conception, bannir Aristote et rendre caduque toute spéculation téléologique, le flot incessant des découvertes s’est spectaculairement retrouvé en faveur de la téléologie. La science, qui depuis quatre cents ans semblait le grand allié de l’athéisme, est enfin devenue, en cette fin de deuxième millénaire, ce que Newton et beaucoup de ses premiers partisans avaient ardemment souhaité : le défenseur de la foi anthropocentrique " (17. p. 522).
Il est d’ailleurs significatif de voir, 30 ans après la sortie de son ouvrage Le hasard et la nécessité combien de critiques convergent vers Jacques Monod qui fut le porte étendard emblématique de la vision classique. A celles issues de l’astrophysique et de la biologie, s’ajoute celle de Prigogine : « Notre science n’est plus ce savoir classique, nous pouvons déchiffrer le récit d’une nouvelle alliance. Loin de l’exclure du monde qu’elle décrit la science retrouve comme un problème l’appartenance de l’homme à ce monde. » (18. p. 36).
Les mathématiques, elles, avec Gödel, montrent la transcendance de la Vérité par rapport à la démonstrabilité, retrouvant là les intuitions de Platon et vont peut-être jusqu’à démontrer (cf . l’ouvrage de Penrose 19. p. 65-69). que l’esprit humain surpasse en théorie toute machine.
Les neurosciences, elles, affirment l’existence d’un « je » d’un sujet humain qui est irréductible aux opérations neuronales qui se déroulent dans notre cerveau.
De même qu’il était absolument fascinant de voir comment les intuitions des premiers penseurs matérialistes (le tonnerre ou les épidémies n’ont pas pour cause la colère divine…) ont été confirmées par des siècles de progrès scientifiques, il est tout aussi fascinant de voir comment les attentes des spiritualistes peuvent être comblées par les bouleversements survenus en science au cours du dernier siècle.
Car, quelle que soit sa religion, qu’attend un spiritualiste des progrès de la connaissance ? Certainement pas que la Science lui démontre l’existence de Dieu, ou d’un principe créateur ! Car si celui-ci existe, il est clair, en regardant le monde qui nous entoure, que celui-ci respecte notre liberté de ne pas croire en lui.
Par contre, il s’attend à ce que la science montre que le monde où nous sommes n’est pas ontologiquement suffisant, ne se suffit pas à lui-même. Que d’autres niveaux de réalité existent, que le temps et l’espace ne sont plus des absolus et que donc une « sortie », hors du temps et de l’espace est possible. Que la question du créateur se pose au cœur même de la science et n’est pas laissée aux seuls philosophes.
Il espérera aussi détecter des indices dans les sciences biologiques selon lesquelles l’apparition et l’évolution de la vie ne sont pas dû au pur hasard. Il prévoira que l’homme possède une dimension plus vaste que s’il était purement neuronal, il postulera que l’univers où nous sommes n’est pas soumis à un déterminisme aveugle, que le libre arbitre y a sa place. Peut-être même pensera-t-il trouver un signe montrant que la Vérité est un concept transcendant, que certaines notions ne sont pas des inventions humaines mais nous pré-existent.
Or nous venons de voir qu’il peut trouver tout cela dans l’évolution actuelle des connaissances ! Le concept peut-être le plus important pour le croyant, c’est cette incomplétude, qui n’a rien à voir avec celle qui justifiait l’existence d’un « Dieu bouche-trou » à l’époque pré-scientifique (on ne comprend pas ce phénomène donc il doit être dû à l’action de Dieu), ce que les anglo-saxons appellent « The God of the Gaps » Non, aujourd’hui c’est exactement l’inverse : on sait très bien pourquoi on ne saura jamais certaines choses : pourquoi on ne connaîtra jamais la vitesse et la position d’une particule au même moment, pourquoi on ne bâtira jamais un système logique complet et cohérent, pourquoi on ne pourra jamais prédire le temps qu’il fera dans un mois etc…
Bien sûr, cela ne prouve pas et ne prouvera jamais l’existence de Dieu. Mais cela détruit de manière définitive la « complétude explicative » de notre réalité sur laquelle le scientisme se basait pour exclure l’existence de Dieu.
De même que les scientistes des XIXème et XXème siècles ont développé de façon plus ou moins formelle une discipline « Science et matérialisme » destinée à étudier dans le progrès des connaissances les signes d’un rapprochement entre les conceptions scientifiques et les bases du matérialisme, de même aujourd’hui est-il légitime de développer une discipline qu’on peut appeler « Science et quête de Sens » (plutôt que Science et religion, car c’est un domaine plus vaste que celui limitée aux seules religions : il intègre aussi tous les spiritualistes qui n’adhèrent pas à une religion particulière) consistant à étudier les rapprochements existant entre les évolutions actuelles des sciences et les conceptions des croyants et des spiritualistes des différentes traditions.
Certes, un tel domaine n’est qu’un « sous-produit » de ce qui constitue le fait central de l’évolution à laquelle nous assistons : l’émergence dans tous les grands domaines scientifiques d’un nouveau paradigme qui prend à contre-pied des concepts que l’on croyait solidement établis depuis 200 ans, voire 2500 ans. Mais ce n’est pas pour cela qu’il serait peu important.
En effet, l’étude des liens entre « Science » et « Quête de Sens » nous permet de relever le défi lancé par Albert Camus, Jacques Monod et tant d’autres matérialistes : trouver des raisons non illusoires de penser que nous ne sommes pas perdus dans un univers qui nous est étranger parce que nous avons des sentiments, des projets, une conscience, alors que derrière cet univers il n’y a ni sentiments, ni projet, ni conscience. Trouver non pas des preuves, mais des indices pouvant conduire à un réenchantement du monde permettant d’échapper au cauchemar du « désespoir wilsonien » qui nous est promis pour la fin de ce siècle.
Non, il n’est pas absurde de penser que l’univers a été créé pour que s’y déroule un vaste projet. Oui, il est possible que l’émergence d’une conscience capable d’appréhender l’Univers, d’apprécier sa beauté et de rechercher son sens ait été attendue depuis le Big Bang. Oui on peut penser que les intuitions majeures que l’on retrouve derrière les grandes traditions humaines ne sont pas des illusions et que les grandes révélations véhiculées par certaines d’entre elles ne sont pas d’origine humaine.
Richard Dawkins insiste souvent sur le fait qu’on ne pouvait être un « athée intellectuellement comblé » qu’après la publication de «l’origine des espèces » par Darwin en 1859. Car auparavant il manquait une pièce au puzzle : une théorie expliquant par des causes purement naturelles l’origine des êtres vivants.
Grâce à l’extraordinaire retournement de situation que nous avons décrit, il est maintenant possible d’être un « croyant intellectuellement comblé ». Non, la foi en une religion n’est pas un concept absurde et pré-scientifique.
Dans les temps troubles et incertains que nous traversons actuellement, voilà pourrait-on dire une « bonne nouvelle » qui nous apporte une lueur d’espoir dont la propagation ne fait que commencer en ce début de 3ème millénaire.
Références :
- Bernard Pullman : L’Atome, Fayard, 1985
- Jean Fourastié : Ce que je crois, Paris, Grasset, 1970
- Jacques Monod : Le Hasard et la Nécessité, Paris, Le Seuil, 1970
- Steven Weinberg : Les trois premières minutes de l’Univers, Paris, Le Seuil, 1978
- Jean-Pierre Changeux : L’Homme Neuronal, Paris, Odile Jacob, 1983
- E.O. Wilson : Sociobiologie, Monaco, Le Rocher, 1987
- Jean Staune (sous la direction de) : L’homme face à la science, Paris, Critérion, 1992
- Hao Wang : Kurt Gödel, Paris, Armand Collin, 1990
- Andras Paldi : Les gènes n’expliquent pas tout le vivant, Le Figaro du 16 juillet 2002, p. 25
- Ben Libet : Revue de métaphysique et de morale, 1995, Mind time, Harvard University Press.
- Sven Ortoli et Jean Pierre Pharabod : Le cantique des Quantiques, Paris, La Découverte, 1984
- Bernard d’Espagnat : Un atome de sagesse Paris, 1982
- Basarab Nicolescu : Nous, la Particule et le Monde, Le Mail, 1985
- Freeman Dyson : Les dérangeurs de l’Univers, Paris, Payot, 1986
- Trinh Xuan Thuan : Le Chaos et l’Harmonie, Paris, Fayard, 1998
- Christian de Duve : Poussière de Vie, Paris, Fayard, 1996
- Michael Denton : L’Evolution a t-elle un sens ?, Paris, Fayard, 1997
- Ilya Prigogine et Isabelle Stenghers : La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1979
- Roger Penrose : Les ombres de l’esprit, Paris, InterEditions, 1995